À la frontière franco-italienne : un bricolage du droit qui contourne l’asile

Bastien Charaudeau Santomauro, juriste

Le droit d’asile est reconnu par les textes français, européens et internationaux. Pourtant, les personnes qui se présentent à la frontière franco-italienne sont régulièrement refoulées sans pouvoir demander la protection de la France. Pour comprendre cet écart, il faut s’intéresser aux ambiguïtés de notre système juridique.


Depuis le 13 novembre 2015, la France a rétabli les contrôles à ses fron­tières euro­péennes, égale­ment dites « inté­rieures[1]En droit de l’Union euro­péenne, ces fron­tières dites « inté­rieures » séparent la France d’autres pays de l’Union, au sein de l’espace Schengen. Elles se distinguent des fron­tières dites « exté­rieures » entre un pays membre de l’Union et un pays tiers. » (avec l’Italie, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne, le Luxem­bourg et la Suisse). Cette mesure, excep­tion­nelle et norma­le­ment tempo­raire, a engendré ce que l’on appelle un nouveau « régime fron­tière », c’est-à-dire un ensemble de normes et de pratiques qui gouvernent le mouve­ment des personnes aux confins de l’État. À partir de l’étude de ce nouveau régime à la fron­tière franco-italienne, nous consi­dé­re­rons l’écart qui peut exister entre le texte juri­dique et le terrain concer­nant un droit fonda­mental comme l’asile. Dans quelle mesure la pratique du droit et son inter­pré­ta­tion consti­tuent-elles une marge qui permet aux acteurs étatiques de s’accommoder de certaines règles ?

Le droit d’asile, un régime juridique transversal

Il faut d’abord préciser qu’en France le droit d’asile, qui protège les personnes fuyant les risques de persé­cu­tions et les conflits armés, est l’objet d’un régime juri­dique complexe où s’entrelacent le droit national et le droit inter­na­tional. L’asile contem­po­rain est en grande partie issu de la Conven­tion de Genève rela­tive au statut des réfu­giés de 1951 et son proto­cole de 1967[2]Voir la page dédiée sur le site des Nations Unies, URL : https://​www​.unhcr​.org/​f​r​/​c​o​n​v​e​n​t​i​o​n​-​1​9​5​1​-​r​e​l​a​t​i​v​e​-​s​t​a​t​u​t​-​r​e​f​u​g​i​e​s.html. qui sont des traités inter­na­tio­naux. Mais une portion consi­dé­rable des règles de l’asile est élaborée par le droit de l’Union euro­péenne qui forme, à travers de multiples direc­tives et règle­ments, le régime d’asile euro­péen commun. Ensuite, bien que la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme (CEDH)[3]Voir la page dédiée sur le site de Cour euro­péenne des droits de l’homme, URL : https://​www​.echr​.coe​.int/​P​a​g​e​s​/​h​o​m​e​.​a​s​p​x​?​p​=​b​a​s​i​c​t​e​x​t​s​&c=fre. de 1950 ne prévoie pas direc­te­ment la protec­tion de l’asile, il est établi qu’elle protège indi­rec­te­ment contre certains refou­le­ments à travers l’obligation qu’elle impose aux États en matière d’interdiction de la torture et de trai­te­ments inhu­mains et dégra­dants (article 3) et de vie privée et fami­liale (article 8). Enfin, le droit d’asile est consacré par la Consti­tu­tion fran­çaise et inscrit dans le droit fran­çais, prin­ci­pa­le­ment en trans­po­si­tion du droit de l’Union euro­péenne (droit UE). Le droit d’asile est ainsi fine­ment tissé dans un régime juri­dique qui mêle le droit inter­na­tional, la CEDH, le droit de l’Union euro­péenne et le droit fran­çais, à la fois consti­tu­tionnel et commun.

À la frontière franco-italienne, l’asile en péril

À la fron­tière entre la France et l’Italie, force est de constater que le droit d’asile n’est pas plei­ne­ment appliqué. L’enquête de terrain réalisée dans la vallée de la Roya et à Briançon et, surtout, l’attention des citoyens fron­ta­liers et le travail d’associations comme Tous Migrants[4]Voir l’ar­ticle de Tous Migrants sur le Brian­çon­nais, URL : https://​www​.mede​cins​du​monde​.org/​f​r​/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​f​r​a​n​c​e​/​2​0​2​1​/​0​4​/​2​8​/​e​n​f​e​r​m​e​m​e​n​t​-​i​l​l​e​g​a​l​-​l​a​-​f​r​o​n​t​i​e​r​e​-​f​r​a​n​c​o​-​i​t​a​l​i​e​n​n​e​-​l​e​-​c​o​n​s​e​i​l​-​d​e​t​a​t​-​s​e​n​-​l​a​v​e​-​l​e​s​-mains., Méde­cins du Monde[5]Voir l’ar­ticle de Méde­cins du Monde sur la priva­tion de liberté à la fron­tière franco-italienne, URL : https://​www​.mede​cins​du​monde​.org/​f​r​/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​f​r​a​n​c​e​/​2​0​2​1​/​0​4​/​2​8​/​e​n​f​e​r​m​e​m​e​n​t​-​i​l​l​e​g​a​l​-​l​a​-​f​r​o​n​t​i​e​r​e​-​f​r​a​n​c​o​-​i​t​a​l​i​e​n​n​e​-​l​e​-​c​o​n​s​e​i​l​-​d​e​t​a​t​-​s​e​n​-​l​a​v​e​-​l​e​s​-mains., l’Anafé[6]Voir les articles de l’Anafé sur la fron­tière franco-italienne, URL : http://​www​.anafe​.org/​s​p​i​p​.​p​h​p​?mot31., Amnesty Inter­na­tional[7]Voir la page d’Am­nesty Inter­na­tional consa­crée à la fron­tière franco-italienne, URL : https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/a‑la-frontiere-franco-italienne-des-violations-systematiques. — pour n’en citer que quelques-unes — parviennent au même constat : la plupart des personnes migrantes[8]Entre la France et l’Italie, ces personnes sont prin­ci­pa­le­ment origi­naires d’Afrique subsa­ha­rienne et du Moyen-Orient. inter­cep­tées en France près de la fron­tière avec l’Italie ne sont pas en mesure de demander l’asile. Cette obser­va­tion est égale­ment partagée par des insti­tu­tions publiques dans des rapports tels que ceux du Contrô­leur général des lieux de priva­tion de liberté[9]Voir Char­lotte Boitiaux, « À la fron­tière franco-italienne, l’ac­cueil des migrants est ”indigne” et ”irres­pec­tueuse de leurs droits” », Info­Mi­grants, 5 juin 2018. Url : https://www.infomigrants.net/fr/post/9695/a‑la-frontiere-francoitalienne-laccueil-des-migrants-est-indigne-et-irrespectueuse-de-leurs-droits., de la Commis­sion natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme et de la commis­sion d’enquête parle­men­taire sur les migra­tions[10]Voir Julia Pascual, « Commis­sion d’en­quête sur les migra­tions : la mauvaise copie du gouver­ne­ment », Le Monde, 16 nov. 2021. URL : https://​www​.lemonde​.fr/​s​o​c​i​e​t​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​1​/​1​1​/​1​6​/​c​o​m​m​i​s​s​i​o​n​-​d​-​e​n​q​u​e​t​e​-​s​u​r​-​l​e​s​-​m​i​g​r​a​t​i​o​n​s​-​l​a​-​m​a​u​v​a​i​s​e​-​c​o​p​i​e​-​d​u​-​g​o​u​v​e​r​n​e​m​e​n​t​_​6​1​0​2​2​0​8​_​3​2​2​4.html.. Les personnes traversent la fron­tière, arrivent en France et, si elles sont inter­cep­tées par la police aux fron­tières (PAF), seront le plus fréquem­ment renvoyées en Italie sans examen indi­vi­duel de leur situation.

C’est donc la condi­tion de possi­bi­lité du droit d’asile qui est ici mise en ques­tion : le fait de pouvoir enre­gis­trer une demande afin que celle-ci soit traitée par le système de protec­tion fran­çais. Cet aspect essen­tiel de l’asile — la demande — est pour­tant consacré par ce régime juri­dique trans­versal que nous évoquions, y compris aux fron­tières de la France[11]À titre d’exemple, la direc­tive dite « procé­dures » qui fait partie du droit UE et qui prévoit les procé­dures communes à l’octroi de l’asile précise bien qu’elle doit être appli­quée « à toutes les demandes de protec­tion inter­na­tio­nale présen­tées sur le terri­toire des États membres, y compris à la … Lire la suite. Comment dès lors expli­quer que ce droit fonda­mental ne soit pas réalisé à la fron­tière avec l’Italie ? L’on serait tenté de répondre que le droit n’est tout simple­ment pas appliqué conve­na­ble­ment et qu’il suffit qu’une cour, comme le Conseil d’État, sanc­tionne cette pratique. Cepen­dant, les juges, déjà saisis de la ques­tion, n’ont pas formulé de juge­ment capable de modi­fier les pratiques de contrôle éludant le droit d’asile.

Par ailleurs, les contrôles fron­ta­liers font l’objet d’un discours juri­dique, c’est-à-dire d’une justi­fi­ca­tion par le droit, de la part des auto­rités étatiques. Ainsi le problème ne porte-t-il pas sur la non-appli­ca­tion du droit mais, préci­sé­ment, sur la manière dont le droit est inter­prété et mis en appli­ca­tion, sur la direc­tion qui est donnée à la force du droit. Qu’est-ce qui, dans le fonc­tion­ne­ment du droit, rend possible la justi­fi­ca­tion juri­dique d’une trans­gres­sion d’un droit fonda­mental norma­le­ment appli­cable ? Autre­ment dit, comment les auto­rités arrivent-elles à échapper à leurs obli­ga­tions inter­na­tio­nales, euro­péennes et, à certains égards, constitutionnelles ?

« À la frontière entre la France et l’Italie, force est de constater que le droit d’asile n’est pas pleinement appliqué. »

Bastien Charau­deau Santo­mauro, juriste

Une partie de la réponse à cette ques­tion réside en ce que le droit — inter­na­tional, euro­péen, national — est plus malléable qu’on pour­rait le penser. En effet, les normes juri­diques peuvent parfois être en partie indé­ter­mi­nées dans leur défi­ni­tion et dans leur appli­ca­tion. L’on dira que le droit est indé­ter­miné au regard d’une situa­tion lorsque les sources juri­diques (les traités, les textes euro­péens, la Consti­tu­tion, la loi, le règle­ment, etc.), les opéra­tions légi­times d’interprétation ou le raison­ne­ment juri­dique qui s’y rapportent sont indé­ter­minés, c’est-à-dire lorsque plus d’une conclu­sion peut être, a priori, tirée de ces éléments. L’on ajou­tera une chose : moins un régime juri­dique est détaillé, plus il laisse de place aux indé­ter­mi­na­tions. Or, le régime qui préside aux contrôles à la fron­tière italienne est déro­ga­toire au droit commun de l’espace Schengen et il est, à ce titre, très peu déve­loppé par les textes. Comment cette malléa­bi­lité du droit se déploie-t-elle à la frontière ?

Constituer la frontière par le détournement des normes

Tout d’abord, si la ques­tion de l’asile se pose à la fron­tière franco-italienne, c’est parce que celle-ci fait l’objet de contrôles déro­ga­toires. Selon le droit de l’Union euro­péenne, les États membres ne devraient pas effec­tuer de véri­fi­ca­tions fron­ta­lières systé­ma­tiques. Ils peuvent cepen­dant excep­tion­nel­le­ment réin­tro­duire les contrôles dans le cas d’une « menace grave à l’ordre public ou la sécu­rité inté­rieure[12]Articles 25 à 30 du « Code fron­tières Schengen », texte du droit UE qui établit les règles de contrôles aux fron­tières inté­rieures et exté­rieures des pays membres de l’espace Schengen. », et ce, pour une durée maxi­male de deux ans. Il faut ici souli­gner deux choses.

D’une part, la France justifie offi­ciel­le­ment ces contrôles par l’existence d’une menace terro­riste persis­tante, bien qu’elle les effectue non pas en raison de la lutte contre le terro­risme, mais prin­ci­pa­le­ment aux fins de contrôles des flux migra­toires. Or, cet élément n’est pas prévu dans le droit UE comme permet­tant de justi­fier le réta­blis­se­ment des contrôles. Le « Code fron­tières Schengen », qui détaille les normes euro­péennes en matière de fron­tière, le rejette même expli­ci­te­ment. Cet état de fait a été reconnu par le direc­teur des affaires euro­péennes du minis­tère de l’Intérieur dans le cadre de la commis­sion d’enquête parle­men­taire sur les migra­tions. Il s’agit donc du détour­ne­ment de la fina­lité et de la ratio­na­lité d’une règle européenne.

D’autre part, la France contrôle ses fron­tières euro­péennes depuis novembre 2015. En mars 2022, cela fait donc plus de six années qu’une mesure excep­tion­nelle et tempo­raire est recon­duite. L’argument avancé par le gouver­ne­ment et enté­riné par le Conseil d’État consiste à dire, à chaque renou­vel­le­ment de cette mesure de contrôle — tous les six mois —, qu’une nouvelle menace terro­riste a été détectée. La menace étant « renou­velée », le fonde­ment de la mesure repart de zéro, comme s’il n’y avait aucune conti­nuité dans la ratio­na­lité des contrôles depuis 2015. Voilà qu’une norme euro­péenne concer­nant la sécu­rité inté­rieure et le terro­risme est conti­nuel­le­ment détournée à des fins de gouver­nance des migra­tions. Ainsi malléable, le droit est mobi­lisé pour maté­ria­liser la fron­tière par les contrôles, sans quoi la problé­ma­tique de l’asile serait inexis­tante puisque la circu­la­tion serait libre comme le prévoit le droit UE.

Épaissir la frontière par l’innovation normative

Une fois la fron­tière concrè­te­ment instaurée par les contrôles se pose la ques­tion du régime juri­dique appli­cable, c’est-à-dire de l’ensemble des règles prési­dant aux inter­cep­tions des personnes. En France, le droit des étran­gers comprend deux prin­ci­paux régimes qui permettent de saisir la régu­la­rité ou l’irrégularité de la situa­tion d’une personne étran­gère : le régime de l’admission et le régime du séjour. L’admission (X peut-elle être admise en France ?) concerne unique­ment les personnes fran­chis­sant une fron­tière exté­rieure de la France (avec un pays tiers à l’UE). À l’inverse, le régime du séjour (X peut-elle demeurer en France ?) s’applique sur tout le reste du terri­toire, en dehors des points de passage qui défi­nissent les fron­tières exté­rieures. Si la consti­tu­tion et la saisie de l’irrégularité des étran­gers par le droit sont toujours limi­ta­tives des libertés des personnes, il faut souli­gner que le régime de l’entrée est le plus circons­crit des deux en matière de droits fonda­men­taux tant en théorie qu’en pratique. Le droit de demander l’asile doit être respecté dans les deux cas, mais le régime de l’admission le traduit à travers une procé­dure plus expé­di­tive compor­tant moins de garanties.

Sur le terri­toire limi­trophe de l’Italie, c’est par défaut le régime du séjour qui aurait dû s’appliquer puisqu’il s’agit d’une fron­tière inté­rieure, et non celui de l’admission qui ne concerne que les fron­tières exté­rieures de la France. Cepen­dant, d’abord de manière irré­gu­lière, puis en adop­tant la loi asile et immi­gra­tion en septembre 2018, le gouver­ne­ment a déployé une partie de l’arsenal du régime de l’admission en appli­quant des procé­dures de renvoi expé­di­tives à travers l’émission de refus d’entrée. Chose inno­vante, cette loi a égale­ment étendu cette procé­dure à toute une zone consti­tuée par une bande de dix kilo­mètres le long de la ligne fron­tière. Ainsi, alors que, vis-à-vis des contrôles, le droit UE déli­mite la fron­tière à des points de passage, l’innovation fran­çaise l’épaissit-elle juri­di­que­ment à un large espace.

Au sein de la frontière, bricoler le droit

Que se passe-t-il au sein de cette fron­tière épaissie ? D’abord, une contro­verse juri­dique, car aux moins deux déci­sions, de la Cour de justice de l’Union euro­péenne[13]Voir le résumé de l’arrêt, URL : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019–03/cp190035fr.pdf. et du Conseil d’État[14]Voir l’arrêt (en parti­cu­lier les points 3 et 4), URL : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020–11-27/428178., remettent partiel­le­ment en ques­tion le bien-fondé de l’application des refus d’entrée aux fron­tières inté­rieures. Mais surtout, dans cet espace contro­versé, c’est un véri­table brico­lage du droit que l’on peut observer.

Pour l’illustrer, prenons le cas de la priva­tion de liberté. Sur le terrain, l’on constate, lors de la procé­dure de renvoi, que les personnes sont main­te­nues dans les locaux de la PAF, notam­ment à Mont­ge­nèvre et à Menton Pont-Saint-Louis[15]Mont­ge­nèvre est un col et une commune à 1800 mètres d’altitude dans les Hautes Alpes immé­dia­te­ment à proxi­mité de la fron­tière italienne. Ce col constitue l’un des prin­ci­paux lieux de passage pour les personnes migrantes. La commune de Menton se trouve à l’extrémité sud de la fron­tière, dans les Alpes-Mari­times, … Lire la suite. Elles font donc l’objet d’un enfer­me­ment non consenti qui constitue une priva­tion de liberté. Pour­tant, les règles qui y président ne sont ni celles du régime du séjour ni celles du régime de l’entrée. Autre­ment dit, le gouver­ne­ment a décidé d’appliquer une partie du régime de l’admission — les refus d’entrée, la procé­dure expé­di­tive — sans pour autant lui faire corres­pondre son régime de priva­tion de liberté alors même que celle-ci est mise en place. Cet aspect est crucial, car la priva­tion de liberté constitue une restric­tion grave à de nombreuses libertés fonda­men­tales et est stric­te­ment enca­drée en France.

« Voilà qu’une norme européenne concernant la sécurité intérieure et le terrorisme est continuellement détournée à des fins de gouvernance des migrations. »

Bastien Charau­deau Santo­mauro, juriste

Ce flot­te­ment « quali­fi­ca­toire » est problé­ma­tique parce que les droits fonda­men­taux[16]Notam­ment, la liberté d’aller et venir (immé­dia­te­ment enfreinte par l’enfermement) et le droit de demander l’asile. des personnes main­te­nues ne sont garantis que par des méca­nismes spéci­fiques asso­ciés aux régimes de priva­tion de liberté exis­tants. L’absence de caté­go­ries claires donne une certaine lati­tude aux acteurs étatiques à la fron­tière. Cette ambi­guïté neutra­lise même sérieu­se­ment les droits fonda­men­taux en fragi­li­sant les garan­ties d’accès aux droits et aux juges. L’on pour­rait dire que ce brico­lage du droit est para­ju­ri­dique dans les deux sens du préfixe, c’est-à-dire qui s’articule autour du droit, mais aussi, parfois, contre le droit. Parce qu’il s’agit d’arrangements compo­sites, certains aspects sont parfois inva­lidés par les juges, mais pas leur économie géné­rale qui en font un mode de gouver­nance des migra­tions dans les marges du droit. Au fond, le main­tien d’un régime juri­dique déro­ga­toire au droit de l’espace Schengen semble renforcer la capa­cité de l’État à jouer sur les ambi­guïtés du droit. Il déroge ainsi à certains droits fonda­men­taux et procé­dures admi­nis­tra­tives qui devraient s’appliquer en vertu du droit inter­na­tional, euro­péen et national.

Pour aller plus loin 
L’auteur

Bastien Charau­deau Santo­mauro est docto­rant à l’École de droit de Sciences Po et Fox Inter­na­tional Fellow à l’Université de Yale. Il est égale­ment fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Notes

Notes
1 En droit de l’Union euro­péenne, ces fron­tières dites « inté­rieures » séparent la France d’autres pays de l’Union, au sein de l’espace Schengen. Elles se distinguent des fron­tières dites « exté­rieures » entre un pays membre de l’Union et un pays tiers.
2 Voir la page dédiée sur le site des Nations Unies, URL : https://​www​.unhcr​.org/​f​r​/​c​o​n​v​e​n​t​i​o​n​-​1​9​5​1​-​r​e​l​a​t​i​v​e​-​s​t​a​t​u​t​-​r​e​f​u​g​i​e​s.html.
3 Voir la page dédiée sur le site de Cour euro­péenne des droits de l’homme, URL : https://​www​.echr​.coe​.int/​P​a​g​e​s​/​h​o​m​e​.​a​s​p​x​?​p​=​b​a​s​i​c​t​e​x​t​s​&c=fre.
4 Voir l’ar­ticle de Tous Migrants sur le Brian­çon­nais, URL : https://​www​.mede​cins​du​monde​.org/​f​r​/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​f​r​a​n​c​e​/​2​0​2​1​/​0​4​/​2​8​/​e​n​f​e​r​m​e​m​e​n​t​-​i​l​l​e​g​a​l​-​l​a​-​f​r​o​n​t​i​e​r​e​-​f​r​a​n​c​o​-​i​t​a​l​i​e​n​n​e​-​l​e​-​c​o​n​s​e​i​l​-​d​e​t​a​t​-​s​e​n​-​l​a​v​e​-​l​e​s​-mains.
5 Voir l’ar­ticle de Méde­cins du Monde sur la priva­tion de liberté à la fron­tière franco-italienne, URL : https://​www​.mede​cins​du​monde​.org/​f​r​/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​f​r​a​n​c​e​/​2​0​2​1​/​0​4​/​2​8​/​e​n​f​e​r​m​e​m​e​n​t​-​i​l​l​e​g​a​l​-​l​a​-​f​r​o​n​t​i​e​r​e​-​f​r​a​n​c​o​-​i​t​a​l​i​e​n​n​e​-​l​e​-​c​o​n​s​e​i​l​-​d​e​t​a​t​-​s​e​n​-​l​a​v​e​-​l​e​s​-mains.
6 Voir les articles de l’Anafé sur la fron­tière franco-italienne, URL : http://​www​.anafe​.org/​s​p​i​p​.​p​h​p​?mot31.
7 Voir la page d’Am­nesty Inter­na­tional consa­crée à la fron­tière franco-italienne, URL : https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/a‑la-frontiere-franco-italienne-des-violations-systematiques.
8 Entre la France et l’Italie, ces personnes sont prin­ci­pa­le­ment origi­naires d’Afrique subsa­ha­rienne et du Moyen-Orient.
9 Voir Char­lotte Boitiaux, « À la fron­tière franco-italienne, l’ac­cueil des migrants est ”indigne” et ”irres­pec­tueuse de leurs droits” », Info­Mi­grants, 5 juin 2018. Url : https://www.infomigrants.net/fr/post/9695/a‑la-frontiere-francoitalienne-laccueil-des-migrants-est-indigne-et-irrespectueuse-de-leurs-droits.
10 Voir Julia Pascual, « Commis­sion d’en­quête sur les migra­tions : la mauvaise copie du gouver­ne­ment », Le Monde, 16 nov. 2021. URL : https://​www​.lemonde​.fr/​s​o​c​i​e​t​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​1​/​1​1​/​1​6​/​c​o​m​m​i​s​s​i​o​n​-​d​-​e​n​q​u​e​t​e​-​s​u​r​-​l​e​s​-​m​i​g​r​a​t​i​o​n​s​-​l​a​-​m​a​u​v​a​i​s​e​-​c​o​p​i​e​-​d​u​-​g​o​u​v​e​r​n​e​m​e​n​t​_​6​1​0​2​2​0​8​_​3​2​2​4.html.
11 À titre d’exemple, la direc­tive dite « procé­dures » qui fait partie du droit UE et qui prévoit les procé­dures communes à l’octroi de l’asile précise bien qu’elle doit être appli­quée « à toutes les demandes de protec­tion inter­na­tio­nale présen­tées sur le terri­toire des États membres, y compris à la fron­tière, dans les eaux terri­to­riales ou dans une zone de transit » (article 3).
12 Articles 25 à 30 du « Code fron­tières Schengen », texte du droit UE qui établit les règles de contrôles aux fron­tières inté­rieures et exté­rieures des pays membres de l’espace Schengen.
13 Voir le résumé de l’arrêt, URL : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019–03/cp190035fr.pdf.
14 Voir l’arrêt (en parti­cu­lier les points 3 et 4), URL : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020–11-27/428178.
15 Mont­ge­nèvre est un col et une commune à 1800 mètres d’altitude dans les Hautes Alpes immé­dia­te­ment à proxi­mité de la fron­tière italienne. Ce col constitue l’un des prin­ci­paux lieux de passage pour les personnes migrantes. La commune de Menton se trouve à l’extrémité sud de la fron­tière, dans les Alpes-Mari­times, au bord de la Médi­ter­ranée. Les alen­tours de la commune sont égale­ment traversés par les trajec­toires migratoires.
16 Notam­ment, la liberté d’aller et venir (immé­dia­te­ment enfreinte par l’enfermement) et le droit de demander l’asile.
Citer cet article

Bastien Charau­deau Santo­mauro, « À la fron­tière franco-italienne : un brico­lage du droit qui contourne l’asile », in : Emeline Zoug­bédé, Michel Agier & Ségo­lène Barbou des Places (dir.), Dossier « Et si la France se reti­rait des conven­tions inter­na­tio­nales ? », De facto [En ligne], 32 | Mars 2022, mis en ligne le 4 avril 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/03/10/defacto-032–01/

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