Santé politique et solidarités en Grèce

Christiane Vollaire, philosophe, et Philippe Bazin, photographe

Pays de transit sur les routes migratoires, la Grèce, mise à mal par la crise économique de 2008, voit son système de santé s’effondrer faute de volonté politique pour assurer à tous l’accès aux soins. C’est alors un « archipel de solidarités » qui émerge en résistance pour venir en aide aux citoyens tombés dans la pauvreté comme aux demandeurs d’asile. 

Une recherche photographique

Les photo­gra­phies ne se posent pas en illus­tra­tion du texte, ni l’inverse. Elles déve­loppent leur propre chemin réflexif. Les « portraits d’entretiens » sont réalisés avec le consen­te­ment des personnes pendant qu’elles parlent avec la philo­sophe. Ce ne sont donc pas des portraits, mais la capture de moments d’absorption par la pensée, suggé­rant un hors champ, une trian­gu­la­tion qui entend poser ques­tion au spec­ta­teur. Les « paysages » résonnent avec les portraits, comme il est proposé ici par les mises en vis-à-vis, donnant à imaginer un contexte histo­rique et actuel. À Elli­niko, la clinique soli­daire doit être démolie, ainsi que l’aéroport de Saarinen, pour laisser place à un ensemble de loisirs pour riches qui n’améliorera pas la santé mentale et physique des habi­tants. À Skou­riès, l’ouverture de la mine d’or empoi­son­ne­rait la popu­la­tion locale ainsi que l’eau desser­vant une ville de 2 millions d’habitants. À Ikaria, alors que le projet de réno­va­tion des thermes antiques a été refusé parce qu’il émanait des déportés commu­nistes durant la guerre civile, le médecin de l’hôpital local a dû lutter pour garder la dialyse médi­cale sur l’île. Cette confron­ta­tion entre histoire et ques­tions actuelles se retrouve à Patras comme dans le centre du pays qui subit encore les effets des essais au Napalm de 1946. Ainsi, entre­croi­sant le passé et le présent, les photo­gra­phies montrent comment elles consti­tuent aussi une alerte pour le futur des mobilisations.

Philippe Bazin

Texte et photo­gra­phies de cette contri­bu­tion sont issus d’un travail de terrain mené en Grèce sur trois années, asso­ciant philo­so­phie de terrain et photo­gra­phie docu­men­taire critique[1]Chris­tiane Vollaire et Philippe Bazin, Un Archipel des soli­da­rités : Grèce, 2017–2020, Loco, 2020.. L’ensemble de notre travail commun, depuis plus de vingt ans, inter­roge les effets destruc­teurs des poli­tiques néoli­bé­rales et des processus de globa­li­sa­tion qui les accom­pagnent, en termes de droits sociaux (loge­ment, travail, santé) et de migra­tions ; mais il met le focus sur les mouve­ments de résis­tance et de reven­di­ca­tion qui les affrontent. Dans les Balkans, en Pologne, en Égypte, au Chili, en Turquie, en Bulgarie, en Grèce. Puis, sur le terri­toire fran­çais, dans les camps de réfu­giés du Nord de la France, autour du mouve­ment des gilets jaunes, autour de la fron­tière à Briançon et dans les quar­tiers popu­laires de Seine-Saint-Denis.

Le travail en Grèce, briè­ve­ment présenté ici, s’est fait à partir de 145 entre­tiens avec des personnes soli­daires, migrantes ou « issues de l’immigration », rencon­trées à Thes­sa­lo­nique, Athènes, Patras, les îles de Lesbos et d’Ikaria et les régions de l’Épire, de la Thes­salie et de la Macé­doine occi­den­tale. Il ques­tionne à la fois le présent des soli­da­rités – contre la violence écono­mique et contre la violence des poli­tiques migra­toires – et le XXe siècle histo­rique des luttes contre le fascisme.

Aller en Grèce entre 2017 et 2020, nous a ainsi conduits à perce­voir une dimen­sion parti­cu­lière de la ques­tion de la santé : quand les poli­tiques de santé deviennent, sous le diktat de la troïka des banques euro­péennes et mondiales, des poli­tiques d’abandon, elles ne mettent pas seule­ment en péril la survie physique des personnes bruta­le­ment livrées à la préca­rité sani­taire, mais elles menacent tout simple­ment le corps social lui-même et sa propre santé politique.

En résistance à Athènes

V.I., ensei­gnante en biologie, mise d’office à la retraite avant l’âge par la violence écono­mique qui s’est abattue sur le pays depuis les années 2010, est ainsi devenue, béné­vo­le­ment, respon­sable de l’énorme phar­macie gérée par la clinique soli­daire d’Elliniko à Athènes. Elle dit :

« Je suis venue ici parce que je pense que c’est contre le système : le système veut que tous ces gens meurent. Avec le travail que je fais ici, je suis en résis­tance. C’est pour­quoi je vis. Je ne veux pas prendre un fusil ni me suicider. »

On ne saurait être plus claire sur ce que font des poli­tiques écono­miques destruc­trices à la santé mentale de tous. Ni plus expli­cite sur les remèdes à y trouver pour ne pas subir passi­ve­ment une telle patho­génie sociale, plus toxique encore à long terme que les patho­lo­gies physiques qu’elle occa­sionne. V.I. ne se contente pas du gigan­tesque travail d’organisation qu’elle accom­plit dans cette clinique soli­daire, elle déve­loppe aussi une énorme acti­vité de diffu­sion de l’information. Elle la présente, du point de vue de son effi­ca­cité théra­peu­tique sur le corps social, comme un refus du déni qui pèse sur la véri­table héca­tombe produite par l’intervention de la troïka :

« J’écris tous les papiers contre eux, à tous les jour­na­listes et à la presse. Chaque mois, on publie deux Lettres. Les commu­ni­qués de presse disent que les diabé­tiques ne peuvent pas avoir ce qui leur est néces­saire. On est obligés de dire au gouver­ne­ment qu’ils doivent changer ça de l’intérieur. On parle à la télé­vi­sion, c’est une résis­tance. »

Se consi­dé­rant comme en guerre dans ce dispen­saire, elle met aussi en évidence l’importance de la dimen­sion inter­na­tio­nale des soli­da­rités, qui est la réponse terme à terme à la violence des globalisations :

« Au départ il y avait 10 volon­taires, main­te­nant il y en a 300, plus ceux qui travaillent depuis chez eux. Il y a beau­coup de volon­taires qui travaillent pour la clinique dans toute l’Europe, en orga­ni­sant des quêtes et en ache­tant des médi­ca­ments. D’Allemagne, d’Italie, d’Autriche, de Suisse, de France (des méde­cins à Paris et en Bretagne, qui donnent des médi­ca­ments), de Belgique. »

Elle insiste sur le fait que cette réponse n’a rien d’une assis­tance huma­ni­taire. Et que l’internationale s’applique aux exilés qui doivent en béné­fi­cier. Car elle relève d’un refus commun des poli­tiques finan­cières globales et de leurs tragiques effets sociaux :

« On a vu des enfants malnu­tris. Même si c’est seule­ment 20 bébés, c’est trop, parce que le lait à cet âge, c’est comme un médi­ca­ment. Les parents sont sans travail, et si un parent a un travail, le salaire est de 300 € par mois. Pour acheter une boîte de lait, ils doivent payer 20 €. »

Ce dispen­saire, qui s’avère si vital et a pris une telle exten­sion, non seule­ment ne recevra aucune aide d’État, mais sera menacé d’expulsion au profit d’un gigan­tesque parc d’attraction pour la jet set, dont le terrain est déjà vendu et contre lequel les acti­vistes du dispen­saire se battent actuel­le­ment encore depuis près de dix ans.

Des exilés à l’origine des engagements citoyens à Thessalonique

À cinq cents kilo­mètres au nord d’Athènes, dans la métro­pole de Thes­sa­lo­nique, un autre dispen­saire de santé soli­daire a ouvert. C.K, médecin hospi­ta­lier, cheffe du service des soins inten­sifs, fait partie des fonda­teurs. Elle donne l’origine, dans une grève de la faim de travailleurs migrants, des soli­da­rités médi­cales que ça a généré et des victoires collec­tives qui ont été remportées :

« En janvier-février 2011, en Crète, un groupe de migrants a décidé d’organiser une grande grève de la faim. Ils étaient essen­tiel­le­ment origi­naire d’Afrique du Nord : Égypte, Maroc, Algérie, Tunisie. Ils étaient travailleurs agri­coles en Crète. On a dit OK pour les aider. Ils ont voyagé jusqu’à Thes­sa­lo­nique. (…) On avait une grande mobi­li­sa­tion ici à l’Université. (…) Ils ont gagné : ils ont eu des papiers, la permis­sion de travailler et d’avoir des docu­ments de travail. » 

Mais cette victoire de la soli­da­rité avec les exilés coïn­cide, à la fin de cette année-là, avec le coup de massue que constitue la déci­sion gouver­ne­men­tale de saborder, pour des motifs pure­ment « gestion­naires », le système de santé publique, privant bruta­le­ment d’accès aux soins trois millions de citoyens grecs.

C.K. décrit cette coïn­ci­dence tempo­relle comme une chance : c’est parce qu’une victoire commune vient d’avoir lieu avec les travailleurs exilés, que les mouve­ments alter­na­tifs se sentent investis d’une véri­table force pour riposter à la déci­sion gouver­ne­men­tale concer­nant les citoyens. La conscience devient ainsi de plus en plus aiguë d’avoir à traiter en ennemis leurs propres diri­geants, et en alliés ceux qui sont supposés être étran­gers et leur donnent en réalité l’énergie d’une lutte commune.

Le dispen­saire soli­daire auto­géré de Thes­sa­lo­nique ouvre en novembre 2011, et il sera pour beau­coup dans les pres­sions exer­cées sur le gouver­ne­ment de gauche arrivé au pouvoir en 2015, pour qu’il décide l’accès aux soins gratuits. Ce sera fait en 2016, mais dans des condi­tions telles d’engorgement des hôpi­taux, sans augmen­ta­tion des effec­tifs soignants et sans rembour­se­ment suffi­sant des médi­ca­ments, que les dispen­saires devront à nouveau prendre le relais.

Un archipel des luttes pour la santé

Ainsi se constitue un véri­table archipel[2]La notion d’archipel, dans ses dimen­sions à la fois géogra­phiques et symbo­liques, est analysée dans notre livre. des luttes pour la santé, faisant émerger la réalité d’une santé poli­tique collec­tive à travers une énergie du commun. À l’Est de Thes­sa­lo­nique, à Skou­riès, en Chal­ci­dique, l’ouverture d’une mine d’or par une multi­na­tio­nale se trouve confrontée, depuis les années 2010, à un front de défense écolo­giste informé en parti­cu­lier par les cher­cheurs en méde­cine de l’Université de Thes­sa­lo­nique, qui ont fait partie des lanceurs d’alerte et sont venus informer les villa­geois, en orga­ni­sant des réunions sur place et en accom­plis­sant un énorme travail pédagogique.

D.B., mineur en retraite, a acquis par ces inter­ven­tions des connais­sances à la fois géophy­siques et sani­taires qui l’ont poussé à prendre part aux mobi­li­sa­tions. Précé­dem­ment engagé dans les luttes syndi­cales des mineurs des années soixante-dix, il donne à ce nouveau combat un sens plus large encore, parce qu’il ne concerne plus seule­ment les travailleurs, mais la santé de l’ensemble de la popu­la­tion exposée à un danger pérenne aussi bien pour l’alimentation en eau (nappes phréa­tiques polluées par le mercure ou l’arsenic néces­saires à la recherche auri­fère) que pour la respi­ra­bi­lité atmosphérique :

« Ce qui se passe main­te­nant, c’est plus dange­reux qu’à l’époque de la grève de 77. Il y a treize villages dans la région qu’Eldorado a louée pour cent ans. Et il y a vingt mille tonnes de pous­sière par jour. Il y a une fosse où on met les déchets toxiques, et ils comptent mettre beau­coup de toxiques. Le problème le plus grave est la proxi­mité avec les villages. »

Pendant ce temps, dans l’usine auto­gérée de VIOME près de Thes­sa­lo­nique, aban­donnée par ses patrons et réap­pro­priée par ses ouvriers en produc­tion de savons et nettoyants biolo­giques, s’est ouvert un dispen­saire axé sur la ques­tion des risques du travail :

« On a ouvert une clinique pour tous les travailleurs du secteur. Ils sont informés par l’Union des coopé­ra­tives. On connais­sait des gens qui étaient méde­cins. Certains étaient très inté­ressés, et ils étaient orga­nisés. Quant aux migrants, ils sont de la classe des travailleurs. Et les consul­ta­tions se font dans les bâti­ments industriels. »

Retrouver non seule­ment une santé physique et psychique indi­vi­duelle, mais une santé poli­tique commune, tel est bien l’un des enjeux majeurs de ces espaces de soin soli­daires, dans le contexte violent des discri­mi­na­tions écono­miques, sociales et post­co­lo­niales contem­po­raines. Et la conscience est forte que la ques­tion migra­toire est désor­mais un acti­va­teur commun des reven­di­ca­tions de santé soli­daires. La Grèce devient ainsi clai­re­ment non plus seule­ment un labo­ra­toire de la violence écono­mique et migra­toire, mais bien plutôt un modèle et un acti­va­teur des résis­tances possibles, en Europe et ailleurs. C’est ce sens que notre travail, dans ses pers­pec­tives inter­na­tio­nales, souhaite lui donner.

Notes

Notes
1 Chris­tiane Vollaire et Philippe Bazin, Un Archipel des soli­da­rités : Grèce, 2017–2020, Loco, 2020.
2 La notion d’archipel, dans ses dimen­sions à la fois géogra­phiques et symbo­liques, est analysée dans notre livre.
Les auteurs

Chris­tiane Vollaire est cher­cheuse asso­ciée au Centre de recherche sur le travail et le déve­lop­pe­ment (CRTD) au Centre national des arts et métiers (Cnam) et membre du programme de recherche Non-lieux de l’exil (EHESS-Inalco). Elle est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Philippe Bazin est photo­graphe, diplômé de l’École natio­nale supé­rieure de Photo­gra­phie à Arles. Il a été profes­seur de photo­gra­phie à l’École natio­nale supé­rieure de Dijon de 2014 à 2020 où il a coor­donné le programme de recherche Travail, migra­tions et ruralité.

Citer cet article

Chris­tiane Vollaire et Philippe Bazin, « Santé poli­tique et soli­da­rités en Grèce », in : Betty Rouland (dir.), Dossier « L’aide médi­cale d’État, la fabrique d’un faux problème », De facto [En ligne], 31 | Février 2022, mis en ligne le 28 février 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/02/11/defacto-031–05

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