Marie Verdier, journaliste
Propos recueillis par Perin Emel Yavuz, Hélène Thiollet et Barbara Joannon
Sujet de fond et d’actualité, la migration est un thème médiatique récurrent à la fois en raison de situations mal gérées par les États et d’instrumentalisations politiques qui alimentent de nombreux fantasmes. Son traitement demande de redoubler d’exigence et de force mais l’impact est faible.
Le thème des migrations est très présent dans les colonnes de La Croix et sur le site internet. Il y a malheureusement matière à en parler presque tous les jours. S’il n’est jamais difficile d’y consacrer un article, l’on doit faire des arbitrages entre tous les sujets qui nous paraissent s’imposer au jour le jour, parfois sous l’influence du débat public ou des polémiques qui éclatent sur les réseaux sociaux. C’est tout un jeu d’équilibre : d’un côté se faire l’écho des questions qui font débat, les éclairer, les contextualiser ; de l’autre produire aussi sa propre information.
J’ai été amenée à m’intéresser à la question migratoire en raison de mon périmètre au sein du service monde de La Croix où je m’occupe des pays d’Afrique du Nord et des Balkans qui sont des pays de départ, d’arrivée et/ou de transit. Je traite cette question comme un sujet d’actualité et de fond à travers le reportage, l’enquête et le « papier d’actu ». Le reportage, c’est l’essence même du journalisme, à savoir aller sur le terrain et témoigner. Je suis ainsi allée régulièrement dans les îles grecques de Lesbos et de Samos situées à quelques jets de pierre des côtes turques, aux premières loges de l’arrivée de migrants depuis 2015, pour rendre compte de ce qu’il s’y passe.
Témoigner cela veut dire rencontrer des demandeurs d’asile pour qu’ils racontent leurs parcours de vie, les raisons qui les ont conduits à quitter ou fuir leur pays, les conditions souvent périlleuses, voire tragiques, de leur parcours migratoire et leurs conditions de vie dans les camps pendant la longue attente de l’instruction de leur demande d’asile. La palette des acteurs — ONG locales et étrangères, institutions internationales et européennes (HCR, OIM, EASO, etc.) et élus — sont autant d’interlocuteurs pour éclairer les différents aspects de la vie dans les camps et l’instruction des dossiers. Un reportage peut brosser un panorama général de ces problématiques ou être focalisé (« anglé » dit-on) sur un aspect particulier : l’accès à la santé ou à l’éducation dans les camps, les biens de première nécessité ou encore la perception des habitants des îles.
Pour sa part, l’enquête peut viser, par exemple, à comparer les pays européens sur la reconnaissance du statut de réfugié selon les nationalités, à essayer de documenter les allégations de refoulement, ou à s’interroger sur les éventuelles violations du droit de l’UE qu’il s’agisse du sauvetage en mer ou des accords contractés avec les pays tiers (accord UE-Turquie, soutien aux garde-côtes libyens).
Enfin, le « papier d’actu » est quant à lui dicté par une actualité, un naufrage en mer, une décision politique telle celle sur la restriction des octrois de visas aux citoyens de pays du Maghreb au motif que ces pays ne coopéreraient pas pour le retour de leurs ressortissants en situation irrégulière en France. Il s’agit en quelques heures de rapporter les faits, tenter de les expliquer, et les mettre en perspective. Cela peut faire aussi l’objet de débats, de confrontation des points de vue, ou d’interviews.
Au-delà des sources, la déraison
Le traitement d’un sujet est généralement alimenté par de multiples sources, l’objectif étant de vérifier nos informations. La recherche de statistiques produites est centrale pour appuyer un propos mais la transparence n’est pas toujours de mise. Il faut parfois être très insistant pour obtenir des données administratives. Par exemple, lorsque le gouvernement a annoncé fin septembre 2021 la diminution des autorisations de visas pour les pays du Maghreb qui refusent d’accueillir leurs ressortissants expulsés du territoire français, il a fallu insister auprès du Ministère de l’Intérieur pour obtenir des chiffres afin de comprendre cette décision et en mesurer l’impact. Or ce dernier ne donne que ceux qu’il veut.
Dans l’échelle de temps de l’information, qui implique de réagir vite, on essaie de récolter le maximum d’éléments sur le moment. Mais un tel sujet mériterait d’être creusé : quels sont les chiffres des années précédentes ? Est-ce qu’il y a vraiment plus de rétentions ? Est-ce que ces pays ont décidé de jouer au bras de fer ? Est-ce qu’on met des choses sur le dos de la crise sanitaire… ? On devrait, dans la presse, faire plus de suivi sur ce genre de dossier. C’est ce qui permet de trouver des informations et de sortir du bruit ambiant.
« Les propos de chercheurs, globalement très convergents sur l’analyse de la situation, et les articles de presse sont comme des coups d’épée dans l’eau, inopérants pour dépassionner le débat et influer sur les décisions politiques. »
Marie Verdier, journaliste
Et puis on croise l’information en interrogeant plusieurs interlocuteurs, institutionnels, ONG… qui documentent des faits. Le recours à l’expertise des chercheurs est presque systématique. Cette expertise donne de la force et de la valeur aux propos tenus. Ce n’est pas moi, Marie Verdier, qui dit que le terme « crise migratoire » est abusif, qui dit qu’il y a violation du droit, etc., mais un.ou une scientifique qui donne les arguments pour étayer son propos. Cela est particulièrement nécessaire sur un sujet devenu aussi sensible politiquement et socialement.
La frustration vient du sentiment d’impuissance. Les propos de chercheurs, globalement très convergents sur l’analyse de la situation, et les articles de presse sont comme des coups d’épée dans l’eau, inopérants pour dépassionner le débat et influer sur les décisions politiques. Le débat public reste monopolisé par les mêmes antiennes maintes fois déconstruites. Si l’on prend la question des passeurs, combien de fois a‑t-on pu écrire que le passeur est le fait de la fermeture des frontières ? Idem pour le développement des pays qu’il faudrait soutenir pour limiter les départs, alors qu’il a été démontré que le développement est un facteur qui favorise économiquement la migration. Ou encore le rôle prétendument attractif des allocations familiales pour les candidats à la migration… quand bien même ils n’ont aucune idée des dispositifs de solidarité sociale dans notre pays… C’est inaudible. On voit bien que l’on n’avance pas politiquement ni médiatiquement. On peut même dire qu’avec l’obsession migratoire, et la très grande frilosité des responsables politiques qui s’abstiennent de tout propos courageux et optent pour la surenchère sécuritaire, l’on vit actuellement une période de régression.
Il m’est difficile de dire si les migrations sont plus que d’autres thèmes l’objet d’infox. Mais il est clair que le sujet est particulièrement propice aux propos tenus en toute déraison. Et il est clair aussi que les réseaux sociaux sont des boulevards et des amplificateurs pour les infox.
Un lectorat divisé mais globalement favorable à l’accueil
Notre lectorat est divers. Plutôt localisé en région, il n’est pas forcément confronté dans le quotidien aux problèmes migratoires, ce qui peut favoriser les fantasmes et les angoisses. Toutefois, la grande majorité de nos lecteurs sont sensibles au sujet, inquiets de la gestion sécuritaire et dénuée de toute humanité, en France et plus largement au sein de l’Union européenne. Ils sont aussi à l’écoute des propos du pape en faveur de l’hospitalité.
« C’est un éternel recommencement. On a l’impression même que l’on recule sur certains sujets et qu’il faut en plus remonter la pente. »
Marie Verdier, journaliste
Une minorité du lectorat – que l’on peut peut-être estimer à 30% au vu des courriers que l’on reçoit – se déclare en faveur d’une restriction des flux migratoires, au motif que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », sans retenir la suite : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (selon l’une des nombreuses versions des propos de Michel Rocard). Notre lectorat, comme l’opinion en général, n’est pas hermétique au discours ambiant et aux thèmes récurrents qui imprègnent les esprits (sur le grand remplacement, le flot intarissable des migrants, l’appel d’air que constituerait l’aide sociale…). Ces questions sont un éternel recommencement. On a l’impression même que, dans la perception de certains sujets, l’on recule et qu’il faut en plus remonter la pente.
Le service du courrier des lecteurs reçoit beaucoup de lettres positives pour demander des informations complémentaires, de quelle façon aider… mais aussi des lettres de désaccord sévère. Nous répondons à tous les courriers mais il est difficile de savoir si nos arguments aident à changer les positions car, malheureusement sur ces questions, on n’est pas dans le rationnel. Dire que le droit de la mer n’est pas respecté, que le droit européen n’est pas respecté, que toutes nos règles sont bafouées ne suscite pas une grande vague de mobilisation, au-delà des ONG dédiées et des initiatives individuelles.
Répéter, humaniser et illustrer pour toucher les esprits
Le journalisme, c’est informer mais c’est aussi faire œuvre de pédagogie. Alors, on continue : on répète les faits et les définitions. « Réfugié » et « demandeurs d’asile », ce sont des statuts particuliers. Même s’il n’est pas toujours facile de faire ce travail continuellement dans chaque article. J’essaie d’éviter le terme « migrant » qui est devenu péjoratif et anonymisant pour désigner une masse informe d’individus que l’on a le droit de maltraiter. Mais c’est un terme générique dont il est difficile de se passer. Ce qu’il se passe dans les mots et dans le réel ne sont pas sans lien ; le harcèlement quotidien des « migrants » à Calais par les forces de l’ordre est un exemple de cet effet du langage. Tout, y compris le pire, devient possible.
On cherche aussi d’autres angles d’approche pour interpeller les esprits. Humaniser, sortir du général pour aller vers des cas particuliers, est ainsi une façon très importante de parler du sujet. C’est typiquement un travail de journaliste : aller à la rencontre des personnes, raconter leur histoire, leur trajectoire, qui ils sont, pourquoi ils sont partis, où ils en sont, ce qu’ils ont traversé… Globalement, ce sont des histoires terribles auxquelles les lecteurs peuvent s’identifier et dont ils peuvent mesurer la dureté. Ce peut être aussi des récits d’intégration, des récits sur les façons dont les pays accueillent et prennent en charge les nouveaux arrivants. Pour le volet français, cela incombe aux journalistes du service France.
Mais ne soyons pas dupes : les enquêtes, les approches plus intellectuelles comme sur le respect du droit, ne sont pas inaccessibles à l’entendement. Tout le monde est capable de les comprendre avec de bons exemples de situation. Sur les sauvetages en mer qui suscitent beaucoup de débats et d’obstruction des États et de l’Union européenne sur le terrain, tout le monde est en mesure de se représenter la situation : on est en mer, on croise un bateau en détresse, on a le devoir de le sauver. Au-delà du droit de la mer, c’est une question d’humanité.
L’autrice
Marie Verdier est journaliste et cheffe de rubrique au service monde du quotidien La Croix en charge des pays d’Afrique du Nord et des Balkans.
Citer cet article
Marie Verdier, « Sur les migrations, on n’avance pas politiquement ni médiatiquement », in : in : Barbara Joannon, Audrey Lenoël, Hélène Thiollet & Perin Emel Yavuz (dir.), Dossier « Les migrations dans l’œil des médias : infox, influence et opinion », De facto [En ligne], 30 | Janvier 2022, mis en ligne le 31 janvier 2022. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2022/01/07/defacto-030–03/
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