L’empowerment ou pouvoir d’agir : une notion utile ?

Marie-Hélène Bacqué, sociologue urbaniste

La notion d’empowerment est apparue lors des luttes féministes dès les années 1970 pour désigner une conscience critique permettant d’acquérir un pouvoir d’agir personnel et collectif dans une perspective de changement social. Progressivement diffusé au sein des organisations internationales, du monde académique et des politiques publiques, l’empowerment connaît différentes interprétations, parfois réductrices. Retour sur une notion qui pourrait nourrir les débats sur l’immigration en France.

« NAYA BIHANA » est un projet du mura­liste Martin Travers sur les commu­nautés qui reprennent leur pouvoir en main, récu­pèrent ce qui leur appar­tient après des siècles d’ap­pro­pria­tion par les puis­sances occi­den­tales. Ici, l’artiste a choisi le Népal, un des pays les plus pauvres au monde, en lutte pour retrouver un état d’au­to­suf­fi­sance et déter­miner son propre avenir. Martin Travers, « Naya Bihana, New Dawn », fresque Balmy Alley, San Fran­cisco. Photo : Franco Folini

La notion d’empo­werment, souvent traduite en fran­çais par pouvoir d’agir, est dans l’air du temps. On l’a vue fleurir dans nombre de textes diffusés par de grandes insti­tu­tions inter­na­tio­nales telles que l’ONU ou la Banque mondiale puis dans le voca­bu­laire des insti­tu­tions euro­péennes. Plusieurs pays ont mis en place des poli­tiques publiques dites d’empo­werment, comme les Empo­werment zones[1]Voir la présen­ta­tion du programme sur le U.S. Depart­ment of Housing and Urban Deve­lop­ment, https://​www​.hud​.gov/​h​u​d​p​r​o​g​r​a​m​s​/​e​m​p​o​w​e​r​m​e​n​t​_zones, et l’article de Marie-Hélène Bacqué, « Empo­werment et poli­tiques urbaines aux États-Unis », Géogra­phies, écono­mies, société, vol. 8, n°1, 2006, p. 107–124. DOI : … Lire la suite Dans ces diffé­rents contextes, l’empo­werment désigne des démarches de déve­lop­pe­ment s’adressant aux popu­la­tions pauvres ou aux mino­rités qui n’ont accès ni aux ressources écono­miques ni aux ressources poli­tiques. Son succès témoigne de l’impact de la théma­tique parti­ci­pa­tive mais aussi d’un processus d’internationalisation de certaines notions ou théma­tiques. La notion d’empo­werment a ainsi migré des mouve­ments sociaux vers le monde univer­si­taire et vers les poli­tiques publiques, des Nords vers les Suds et des Suds vers les Nords, du micro local à l’international. Emprunts, impor­ta­tions et diffu­sion se sont accom­pa­gnés de la trans­for­ma­tion et de l’adaptation du sens initial de la notion. Celle-ci renvoie donc à des inter­pré­ta­tions et des cadres d’utilisation très divers ; de la litté­ra­ture acadé­mique proli­fique sur ce thème à celles des ONG ou des insti­tu­tions inter­na­tio­nales ; des travaux fémi­nistes radi­caux aux manuels de mana­ge­ment ou aux pratiques théra­peu­tiques où l’empo­werment désigne la construc­tion et la bonne image du soi. Que peut-elle apporter dans les débats actuels sur l’immigration en France ?

Pour comprendre la portée des approches dites d’empo­werment, il faut revenir à ses origines. Aux États-Unis, le mouve­ment des femmes battues qui émerge au début des années 1970 semble avoir été parmi les premiers à utiliser ce terme. Il y carac­té­rise un processus présenté comme égali­taire, parti­ci­patif et local, par lequel les femmes déve­loppent une « conscience sociale » ou « une conscience critique » selon les termes utilisés par ses promo­trices, leur permet­tant d’acquérir des capa­cités d’action, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif tout en s’inscrivant dans une pers­pec­tive de chan­ge­ment social. L’empo­werment arti­cule ainsi deux dimen­sions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder.

« La reconnaissance des collectifs comme lieux de résistance, de solidarité et d’échange représente alors un défi essentiel, la discussion des enjeux de justice sociale étant une condition pour éviter les phénomènes de fermeture ou de repli sur le collectif. »

Marie-Hélène Bacqué, socio­logue urba­niste

La notion a ensuite été théo­risée aux États-Unis par des travailleuses sociales appar­te­nant aux mino­rités ethniques pour dési­gner des pratiques s’opposant au pater­na­lisme et à l’assistanat puis, dans les années 1980, par des prati­ciennes et cher­cheures fémi­nistes travaillant dans le domaine du déve­lop­pe­ment inter­na­tional pour dési­gner une approche alter­na­tive au déve­lop­pe­ment incor­po­rant des pratiques de parti­ci­pa­tion « venant du bas » et ouvrant sur un projet de trans­for­ma­tions sociales. Dans plusieurs pays émer­gents (en parti­cu­lier en Inde et au Bangla­desh), une série de démarches d’empo­werment ont ainsi vu le jour à partir de la mobi­li­sa­tion de groupes de femmes.

Ces démarches sont marquées par les réflexions fémi­nistes sur le pouvoir, appré­hendé ici par une approche rela­tion­nelle. Le pouvoir ne se réduit pas au « pouvoir sur ». La prise en compte de la dimen­sion du « pouvoir de », repré­sen­tant un pouvoir géné­ratif, la capa­cité de promou­voir des chan­ge­ments, du « pouvoir avec », conduit à ne plus consi­dérer les femmes ou les popu­la­tions mino­ri­sées comme seule­ment margi­na­li­sées, domi­nées et victimes. Le processus d’émancipation procède alors d’une démarche indi­vi­duelle et collec­tive et il débouche sur une dyna­mique de trans­for­ma­tion sociale.

Mais dès les années 1970, des inter­pré­ta­tions concur­rentes se déve­loppent. Aux États-Unis en parti­cu­lier, l’empo­werment est mobi­lisé par les conser­va­teurs en oppo­si­tion aux programmes de lutte contre la pauvreté accusés d’être bureau­cra­tiques et surtout de placer leurs béné­fi­ciaires dans des situa­tions de dépen­dance. La notion est réduite à l’idée de respon­sa­bi­li­sa­tion des indi­vidus ; ses dimen­sions collec­tive et trans­for­ma­trice dispa­raissent. Au cours des années 1990 puis 2000, dans un contexte où dominent les idées néoli­bé­rales, l’intégration de la notion d’empo­werment dans le voca­bu­laire inter­na­tional de l’expertise et des poli­tiques publiques se fait aussi au prix de l’affaiblissement de sa portée radi­cale. Comme le note amère­ment Srilatha Batli­wala, une promo­trice de cette démarche en Inde, « le pouvoir a disparu de l’empo­werment »[2]Srilatha Batli­wala, Enga­ging with Empo­werment : An Intel­lec­tual and Expe­rien­tial Journey, Women Unli­mited, 2013.

« L’empowerment articule ainsi deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. »

Marie-Hélène Bacqué, socio­logue urbaniste

Néan­moins cette notion peut encore être fruc­tueuse et reste reven­di­quée par de nombreux mouve­ments sociaux, pour autant qu’elle arti­cule dimen­sions indi­vi­duelle, collec­tive et poli­tique, rare­ment pensées ensemble dans les approches d’émancipation. Pour que l’empo­werment ne soit pas réduit à une méthode de déve­lop­pe­ment ou d’adaptation et de respon­sa­bi­li­sa­tion des indi­vidus, se pose la double ques­tion d’intégrer l’échelle indi­vi­duelle tout en la dépas­sant dans une pers­pec­tive poli­tique. La trans­for­ma­tion sociale repose alors non plus sur un modèle et sur une pers­pec­tive dessinée par avance mais se construit à partir d’une multi­pli­cité d’interventions collec­tives et indi­vi­duelles. Cette dyna­mique passe par la possi­bi­lité de consti­tu­tion de contre-pouvoirs, conçus non seule­ment en termes d’opposition, mais de créa­tion, d’invention, d’expérimentation dans les diffé­rents champs de la vie sociale. La recon­nais­sance des collec­tifs comme lieux de résis­tance, de soli­da­rité et d’échange repré­sente alors un défi essen­tiel, la discus­sion des enjeux de justice sociale étant une condi­tion pour éviter les phéno­mènes de ferme­ture ou de repli sur le collectif. Cette recon­nais­sance passe par l’ouverture de véri­tables espaces de déli­bé­ra­tion et d’organisation collec­tive et par des moyens accordés à l’émergence et au fonc­tion­ne­ment de ces groupes.

Penser l’immigration à partir de l’empo­werment amène­rait ainsi à saisir en même temps les trajec­toires indi­vi­duelles et collec­tives et les grands enjeux dans lesquelles celles-ci sont prises, à donner les moyens néces­saires à l’accueil tout en consi­dé­rant les indi­vidus et groupes concernés comme des acteurs à part entière, à recon­naître et favo­riser les dyna­miques collec­tives et commu­nau­taires de soli­da­rité, à s’appuyer sur les initia­tives d’hospitalité et de lutte de la société civile, à penser cet enjeu dans une dyna­mique plus large de trans­for­ma­tion. À ces condi­tions l’empo­werment peut consti­tuer une démarche d’émancipation contri­buant à faire émerger de nouvelles pratiques et dans un même mouve­ment des pers­pec­tives de trans­for­ma­tion sociale. Elle est déjà à l’œuvre dans bien des expé­riences locales qui méritent d’être discu­tées, appro­fon­dies, travaillées. 

Notes

Notes
1 Voir la présen­ta­tion du programme sur le U.S. Depart­ment of Housing and Urban Deve­lop­ment, https://​www​.hud​.gov/​h​u​d​p​r​o​g​r​a​m​s​/​e​m​p​o​w​e​r​m​e​n​t​_zones, et l’article de Marie-Hélène Bacqué, « Empo­werment et poli­tiques urbaines aux États-Unis », Géogra­phies, écono­mies, société, vol. 8, n°1, 2006, p. 107–124. DOI : 10.3166/ges.8.107–124. URL : https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2006–1‑page-107.htm.
2 Srilatha Batli­wala, Enga­ging with Empo­werment : An Intel­lec­tual and Expe­rien­tial Journey, Women Unli­mited, 2013
L’autrice

Marie-Hélène Bacqué est profes­seure à l’université Paris-Nanterre et cher­cheure au labo­ra­toire Mosaïques-LAVUE.

Citer cet article

Marie-Hélène Bacqué, « L’empo­werment ou pouvoir d’agir : une notion utile ? », in : Annabel Desgrées du Loû & Anne Gosselin (dir.), Dossier « Penser les migra­tions à la lumière du pouvoir d’agir », De facto [En ligne], 29 | Décembre 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/11/28/defacto-029–03/

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De facto > numéro 27