La recherche communautaire comme cercle vertueux d’empowerment : l’exemple du projet Makasi

Iris Zoumenou, membre de l’association Afrique Avenir, Séverine Carillon, anthropologue, Annabel Desgrées du Loû, démographe, et Anne Gosselin, chercheuse en santé publique, pour le groupe d’étude Makasi

Un projet de recherche peut aussi être un lieu d’empowerment : en faisant travailler ensemble chercheurs et acteurs communautaires issus d’associations, la recherche communautaire est un dispositif qui peut permettre le renforcement des capacités d’agir de l’ensemble des acteurs impliqués.

Pour imaginer et évaluer une inter­ven­tion inno­vante qui vise à améliorer le pouvoir d’agir d’immigrés afri­cains précaires en Île-de-France, nous nous sommes réunis, asso­cia­tions et équipes de recherche, et avons construit et mené le programme de recherche commu­nau­taire « Makasi ». Makasi signifie en Lingala, langue d’Afrique centrale, le fait d’être fort, costaud, résis­tant. Les données collec­tées sont toujours en cours d’analyse et il est trop tôt pour dire ce qu’a fait ce programme sur le pouvoir d’agir des immi­grés précaires. En revanche, le fait même de conduire ce type de recherche dite commu­nau­taire, qui associe diffé­rents acteurs, a été un processus d’empo­werment au sein de chaque struc­ture, que nous voulons partager ici. 

Recherche communautaire, de quoi parle-t-on ?

Cette approche est parti­cu­liè­re­ment utile dans le cas de groupes mino­ri­taires, pour lesquels les savoirs acadé­miques exis­tants peuvent être non perti­nents, néces­si­tant alors des approches, concepts et modes d’investigations spéci­fiques, et un souci d’« humi­lité cultu­relle » de la part des cher­cheurs[1]Minkler M., Garcia A., Rubin V. & Waller­stein N., 2012. Commu­nity-based parti­ci­pa­tory research : A stra­tegy for buil­ding healthy commu­ni­ties and promo­ting health through policy change, Poli­cy­Link, Univer­sity of Cali­fornia URL : … Lire la suite.

Le projet Makasi

En France, les immi­grés subsa­ha­riens sont parti­cu­liè­re­ment vulné­rables face au VIH. Nous avons montré dans une recherche précé­dente, le projet Parcours, qu’une grande partie des Afri­cains subsa­ha­riens suivis à l’hôpital pour un VIH/​sida avait contracté le VIH après l’arrivée en France, en raison notam­ment de la préca­rité et des diffi­cultés struc­tu­relles rencon­trées lors de leur instal­la­tion[2]Desgrées du Loû A., Panne­tier J., Rava­li­hasy A., Le Guen M., Gosselin A., Panjo H., Bajos N., Lydie N., Lert F. & Dray-Spira R., 2016. « Is Hard­ship during Migra­tion a Deter­mi­nant of HIV Infec­tion ? Results from the ANRS PARCOURS Study of Sub-Saharan African Migrants in France », AIDS, vol. 30, n°4, p. 645‑56. DOI : … Lire la suite. Suite à ces résul­tats, l’équipe de recherche et deux asso­cia­tions, Afrique Avenir et Arcat, ont construit ensemble l’intervention Makasi auprès de cette popu­la­tion pour améliorer l’appropriation des moyens de préven­tion et de soins de santé sexuelle, renforcer l’autonomie, les capa­cités et le pouvoir d’agir de chacun afin de préserver sa santé et celle du groupe. L’association Afrique Avenir fait de la sensi­bi­li­sa­tion aux risques sexuels auprès de la popu­la­tion afri­caine et cari­béenne en Île-de-France, l’association Arcat fait de l’accompagnement social pour les personnes précaires et vivant avec une patho­logie chro­nique. En nous appuyant sur les expé­riences de ces deux struc­tures, nous avons construit une inter­ven­tion « hors les murs » en région Île-de-France, adossée à une action de sensi­bi­li­sa­tion à la santé sexuelle et de dépis­tage rapide du VIH et de l’hépatite C que réalise l’association Afrique Avenir sur le prin­cipe de « l’aller vers ». Un camion se rend sur des lieux de passage (marchés, places, gares) fréquentés par la popu­la­tion origi­naire d’Afrique subsa­ha­rienne et y propose du dépis­tage. Paral­lè­le­ment à ce dépis­tage, un entre­tien person­na­lisé avec une média­trice Makasi est proposé aux personnes immi­grées repé­rées comme précaires et expo­sées aux risques sexuels. Par une approche dite moti­va­tion­nelle[3]L’approche moti­va­tion­nelle consi­dère les usagers comme experts de leur situa­tion et seuls aptes à iden­ti­fier leurs besoins., la média­trice encou­rage le parti­ci­pant à exprimer ses besoins, puis l’accompagne dans leur hiérar­chi­sa­tion, et lui propose des orien­ta­tions vers les struc­tures adap­tées aux besoins, en aidant si néces­saire la personne à prendre rendez-vous avec la struc­ture, voire à s’y rendre.

Les asso­cia­tions ont mis en place l’intervention en élabo­rant le guide d’entretien et en établis­sant des parte­na­riats avec d’autres struc­tures pour les orien­ta­tions. L’équipe de recherche a mis en place l’évaluation de l’intervention pour en mesurer l’impact quan­ti­ta­ti­ve­ment et en examiner quali­ta­ti­ve­ment les processus. L’impact se mesure au moyen d’un schéma à deux bras avec une inter­ven­tion immé­diate pour l’un et une inter­ven­tion différée de trois mois pour l’autre (on évite ainsi un bras sans inter­ven­tion et on peut proposer une aide à toutes les personnes ayant des besoins sociaux ou de santé). Dans ce dispo­sitif, les indi­vidus sont alloués de façon aléa­toire à chacun des deux bras. Puis, tous les parti­ci­pants sont recon­tactés trois mois et six mois plus tard pour remplir un ques­tion­naire afin d’évaluer l’évolution de leur situa­tion sociale et de santé. Paral­lè­le­ment, l’analyse quali­ta­tive des processus évalue les succès, échecs et limites de l’intervention.

Une recherche communautaire et participative

À toutes les étapes de la recherche — construc­tion du projet, dérou­le­ment de la collecte, analyse et valo­ri­sa­tion des résul­tats —, Makasi a impliqué des acteurs asso­cia­tifs concernés ayant diffé­rents profils :

  • les pairs, béné­fi­ciaires de l’association Arcat, concernés par l’expérience migra­toire depuis l’Afrique subsa­ha­rienne, la préca­rité, et la vulné­ra­bi­lité sociale ;
  • les média­trices Makasi, profes­sion­nelles de l’accompagnement (média­trice en santé, assis­tante de service social, psycho­logue) concer­nées par l’expérience migra­toire depuis l’Afrique subsaharienne ;
  • l’équipe de dépis­tage de l’association Afrique Avenir, profes­sion­nels de la média­tion en santé, concernés par la migra­tion depuis l’Afrique subsa­ha­rienne et les Antilles françaises.

Nous montrons ci-dessous comment cette colla­bo­ra­tion entre cher­cheurs et acteurs commu­nau­taires a produit un jeu d’influence réci­proque qui a généré de l’empo­werment pour tous les acteurs à chaque étape du projet.

Enrichir les connaissances sur l’objet de recherche et valoriser les savoirs communautaires

Impli­quer dans la recherche des personnes concer­nées permet de s’appuyer sur des connais­sances et des expé­riences intrin­sèques au groupe, et offre une diver­sité de regards à l’analyse. Dans l’étude Makasi, l’ensemble des acteurs commu­nau­taires a parti­cipé à l’amélioration des outils d’enquête (refor­mu­la­tion de termes trop acadé­miques dans les ques­tion­naires ; retrait/​ajout de ques­tion ; entraî­ne­ment à la passa­tion) et à l’élaboration des outils de commu­ni­ca­tion (flyers, affiches, dépliants).

Par leur parti­ci­pa­tion, les acteurs commu­nau­taires ont amélioré la capa­cité de la recherche à inves­ti­guer la réalité qu’elle souhaite étudier. Ce faisant, ils ont pu mettre en avant leur connais­sance sur la « scène acadé­mique », et poten­tiel­le­ment améliorer leur confiance en eux.

Augmenter les compétences des acteurs communautaires pour améliorer l’efficacité de l’intervention

Le renfor­ce­ment de leurs compé­tences a affermi la capa­cité des acteurs commu­nau­taires à parti­ciper acti­ve­ment à la recherche. Travailler le ques­tion­naire a assuré aux média­trices une bonne compré­hen­sion de chacune des ques­tions et de ce qu’elles entendent mesurer. Ainsi face à une incom­pré­hen­sion du parti­ci­pant, elles peuvent se déta­cher de l’outil et refor­muler pour assurer une collecte de données perti­nente. Les média­trices ont égale­ment béné­ficié d’une forma­tion au conseil en santé sexuelle et repro­duc­tive pour pouvoir repérer les risques sexuels et réaliser la sensi­bi­li­sa­tion adéquate. Par ailleurs, le personnel des deux asso­cia­tions a reçu une forma­tion à l’entretien moti­va­tionnel, afin de savoir garder un échange hori­zontal et colla­bo­ratif avec les parti­ci­pants. Du côté des pairs, deux d’entre eux ont parti­cipé au projet de profes­sion­na­li­sa­tion de l’association Arcat, compre­nant une forma­tion de média­teur en santé et un contrat de travail de deux ans.

Créer des espaces d’échange et de réflexion commune

En travaillant entre parte­naires aux pratiques et cultures profes­sion­nelles diffé­rentes, mais aussi aux vécus diffé­rents par rapport à l’immigration, nous avons dû ques­tionner ces diffé­rences afin de nous assurer qu’elles ne génèrent pas de tensions et n’entravent pas la dimen­sion parti­ci­pa­tive du processus de recherche.

Les échanges à ce sujet ont permis à l’équipe Makasi de conscien­tiser l’importance des rencontres et la néces­sité de dédier des temps durant lesquels les acteurs, cher­cheurs comme asso­cia­tifs, apprennent à se connaître et peuvent négo­cier et stabi­liser leurs enjeux et objec­tifs respec­tifs. Des espaces collec­tifs pério­diques ont été mis en place : points sur les avan­cées de la collecte, réflexions sur des études de cas, réunions de travail sur le concept d’empo­werment. L’équipe a aussi créé des temps croisés « d’acculturation profes­sion­nelle » : parti­ci­pa­tion des cher­cheurs aux inter­ven­tions sur le terrain, parti­ci­pa­tion des média­trices aux réunions de recherche à tous les stades de l’analyse, prépa­ra­tion de publi­ca­tions communes et de commu­ni­ca­tions orales à deux voix, prépa­ra­tion commune du plan de valo­ri­sa­tion des données.

Grâce à cette réflexion commune sur l’organisation du travail, une conscience critique de nos pratiques a pu se déve­lopper. En consi­dé­rant les para­doxes de la colla­bo­ra­tion, les acteurs ont pu penser et mettre en œuvre de nouvelles possi­bi­lités, afin d’améliorer la parti­ci­pa­tion de chacun à toutes les étapes du projet. Or conscience critique et parti­ci­pa­tion sont les piliers de l’empo­werment[4]Ninacs, W. A., 2003. « Empo­werment : cadre concep­tuel et outil d’évaluation de l’intervention sociale et commu­nau­taire », Québec (Canada), La Clé. URL : http://​envi​sion​.ca/​p​d​f​/​w​2​w​/​P​a​p​e​r​s​/​N​i​n​a​c​s​P​a​p​er.pdf..

Conclusion

De cette expé­rience, nous tirons beau­coup d’enseignements sur les condi­tions néces­saires à la fécon­dité d’une recherche asso­ciant cher­cheurs et acteurs des commu­nautés concer­nées, pour conduire à la fois à une meilleure recherche et à une amélio­ra­tion des capa­cités d’agir des personnes concer­nées par cette recherche. Parmi ces ensei­gne­ments, deux se distinguent parti­cu­liè­re­ment : la forma­li­sa­tion des dispo­si­tifs de colla­bo­ra­tion et de parti­ci­pa­tion, et la mise en place de temps d’échanges régu­liers, dans des espaces et sous des formes variées et perti­nentes. En rendant les acteurs commu­nau­taires et les cher­cheurs plus perméables à leurs enjeux respec­tifs, cette démarche est une occa­sion pour eux de se renforcer mutuel­le­ment à travers le dialogue, l’écoute, le respect et la bienveillance.

Pour aller plus loin
Les autrices
  • Iris Zoumenou est média­trice dans le projet Makasi et membre de l’as­so­cia­tion Afrique Avenir.
  • Séve­rine Carillon est cher­cheuse contrac­tuelle au Centre Popu­la­tion et Développement/​Ceped (Univer­sité Paris Descartes, IRD, ERL Inserm SAGESUD).
  • Annabel Desgrées du Loû est direc­trice de recherche à l’Institut de recherche pour le développe­ment (IRD) et membre du Centre popu­la­tion et développe­ment (Ceped). Elle est direc­trice adjointe de l’In­stitut Conver­gences Migrations.
  • Anne Gosselin est chargée de recherche à l’Institut National d’Études Démo­gra­phiques (Ined) et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Notes

Notes
1 Minkler M., Garcia A., Rubin V. & Waller­stein N., 2012. Commu­nity-based parti­ci­pa­tory research : A stra­tegy for buil­ding healthy commu­ni­ties and promo­ting health through policy change, Poli­cy­Link, Univer­sity of Cali­fornia URL : https://​www​.poli​cy​link​.org/​r​e​s​o​u​r​c​e​s​-​t​o​o​l​s​/​b​u​i​l​d​i​n​g​-​h​e​a​l​t​h​y​-​c​o​m​m​u​n​i​t​i​e​s​-​a​n​d​-​p​r​o​m​o​t​i​n​g​-​h​e​a​l​t​h​-​t​h​r​o​u​g​h​-​p​o​l​i​c​y​-​change.
2 Desgrées du Loû A., Panne­tier J., Rava­li­hasy A., Le Guen M., Gosselin A., Panjo H., Bajos N., Lydie N., Lert F. & Dray-Spira R., 2016. « Is Hard­ship during Migra­tion a Deter­mi­nant of HIV Infec­tion ? Results from the ANRS PARCOURS Study of Sub-Saharan African Migrants in France », AIDS, vol. 30, n°4, p. 645‑56. DOI : https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​9​7​/​Q​A​D​.​0​0​0​0​0​0​0​0​0​0​000957.
3 L’approche moti­va­tion­nelle consi­dère les usagers comme experts de leur situa­tion et seuls aptes à iden­ti­fier leurs besoins.
4 Ninacs, W. A., 2003. « Empo­werment : cadre concep­tuel et outil d’évaluation de l’intervention sociale et commu­nau­taire », Québec (Canada), La Clé. URL : http://​envi​sion​.ca/​p​d​f​/​w​2​w​/​P​a​p​e​r​s​/​N​i​n​a​c​s​P​a​p​er.pdf.
Citer cet article

Iris Zoumenou, Séve­rine Carillon, Annabel Desgrées du Loû & Anne Gosselin, « La recherche commu­nau­taire comme cercle vertueux d’empo­werment : l’exemple du projet Makasi », in Annabel Desgrées du Loû & Anne Gosselin (dir.), Dossier « Penser les migra­tions à la lumière du pouvoir d’agir », De facto [En ligne], 29 | Décembre 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/11/18/defacto-029–01/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le embed code de l’article à defacto@​icmigrations.​fr