Nora El Qadim, politiste, et Antoine Pécoud, sociologue
Si le modèle de la libre circulation européenne évoque pour beaucoup l’abolition des frontières, sa réalité est pour le moins contrastée et son avenir incertain.
L’Europe politique est aujourd’hui indissociable de la libre circulation, associée — dans l’imaginaire collectif — à l’abolition des frontières, ou du moins à la suppression des contrôles aux frontières entre les États de l’espace Schengen. Mais les mesures prises depuis 2020 pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 témoignent de la réversibilité et de la fragilité de ce processus, qu’illustrent aussi le brutal rétablissement des frontières post-Brexit, ainsi que d’autres entorses à la libre circulation — comme la décision prise par la France en 2011 de fermer sa frontière avec l’Italie pour lutter contre l’arrivée de Tunisien.ne.s dans les mois qui ont suivi la chute du régime de Ben Ali.
La libre circulation, une dynamique mouvante et complexe
Plutôt qu’une réalité intangible, la libre circulation est donc une dynamique mouvante et complexe, ancrée dans l’histoire du continent européen, au cours de laquelle elle a revêtu des significations différentes. Elle relève à l’origine d’un dessein économique : à l’heure où l’Europe se reconstruit et connaît la forte croissance des Trente glorieuses, la libre circulation ne concerne que le travail et apparaît donc comme le corolaire de la libre circulation des biens et des capitaux dans un espace de libre-échange. Sont donc seuls concerné.e.s les travailleurs et travailleuses, dont la mobilité (en particulier des pays du sud de l’Europe, comme l’Italie, vers le nord) était nécessaire pour remédier à la pénurie de main d’œuvre. Ce n’est que dans un second temps que la libre circulation a été élargie à toutes personnes, qu’elles travaillent ou non, c’est-à-dire aux membres de la famille des travailleurs (et travailleuses!), aux étudiant•e•s, aux chômeurs/euses, retraité•e•s, oisifs/ves, etc.
De plus, la libre circulation a rapidement posé des questions plus complexes que ce que le terme de circulation semble indiquer. Les personnes qui circulent peuvent-elles aussi s’installer ? Avec quel statut dans le pays de résidence, qu’il s’agisse des prestations sociales (retraites, assurance santé) ou des droits socio-politiques ? La libre circulation concerne-t-elle uniquement les citoyen.ne.s des États membres ou bien également les étranger.e.s extra-européen.ne.s ? Comment articuler le contrôle des frontières externes de l’Europe avec la libre circulation ?
Une libre circulation contestée : entre valeur et stratégie
Ces questions sont épineuses et la libre circulation est régulièrement contestée. Sur le plan politique, depuis l’adhésion de l’Espagne et du Portugal en 1986, chaque élargissement de l’Union européenne s’est accompagné de craintes de flux migratoires incontrôlables. Des périodes de transition ont été ainsi mises en place, comme en 2004 lors de l’adhésion de dix États d’Europe de l’est. La mobilité et la répartition des demandeurs et demandeuses d’asile constituent également des pommes de discorde, en particulier depuis 2015 dans le contexte de crise migratoire.
Mais la contestation de la libre circulation est aussi affaire de pratiques : en dépit des discours sur la « génération Erasmus », les citoyen.ne.s européen.ne.s restent relativement peu mobiles. Leur mobilité est notamment corrélée à leur niveau d’éducation, les peu qualifiés étant particulièrement sédentaires. Les mobilités intra-européennes restent également très liées à des situations de crises ou de relative pauvreté, les citoyen.ne.s de pays moins développés (comme la Roumanie) ou affectés par des crises économiques (comme la Grèce) étant les plus enclins à quitter leur pays.
Régulièrement regrettée par les économistes qui y voient une des causes du chômage et de la faible croissance sur le continent, cette situation révèle aussi les limites d’une libre circulation abstraite et ‘venue d’en haut’, par opposition aux revendications ‘par le bas’, en particulier de la part de migrant.e.s non-européen.ne.s qui aspirent à pratiquer une liberté de circulation qui leur est formellement refusée. Le paradoxe de la libre circulation en Europe est donc qu’elle a débouché sur le renforcement des frontières externes de l’Union (et à sur l’élaboration de la ‘forteresse Europe’) – et ce alors que les non-Européen.ne.s sont nettement plus mobiles que les Européens et représentent la vaste majorité des migrants en Europe. Ainsi, la libre circulation est accordée aux sédentaires, mais combattue quand elle concerne celles et ceux qui souhaiteraient en disposer.
La libre circulation en Europe apparaît donc tout à tour comme une valeur ou comme une stratégie : valeur quand elle est brandie comme un symbole de l’intégration européenne et de ses valeurs de liberté et de justice ; stratégie quand elle sert avant tout à faciliter l’accès des entreprises à la main d’œuvre étrangère et à booster la croissance. En tant que valeur, elle jouit d’un statut ambigu : si elle fait consensus en Europe, ce n’est pas du tout le cas à l’échelle planétaire. Pourtant, les processus d’intégration régionale poursuivent souvent des objectifs qui sont également poursuivis à l’échelle mondiale : c’est le cas du libre-échange ou de la lutte contre le changement climatique, par exemple. Mais dans le cas de la libre circulation, si cet objectif inspire d’autres régions que l’Europe (comme en Afrique ou en Amérique du Sud), seule une poignée d’acteurs de la société civile s’est prononcé en faveur d’une liberté de circuler globale.
Ce sont ces questions qui ont été débattues lors de quatre ateliers internationaux de réflexion interdisciplinaire, organisés en ligne par le groupe LIBRCIRC avec le soutien de l’ICM. Les quatre thèmes retenus ont permis d’explorer différentes facettes de la libre circulation, et ses différentes définitions, histoires et pratiques :
- Les différents espaces régionaux de libre circulation (27 mai).
- Liberté de circulation et enjeux de souveraineté et de territorialité (28 mai).
- Colonialité de la libre circulation (1er juin)
- A la conquête de la liberté de circulation ? (2 juin)
Les auteurs
Nora El Qadim est maîtresse de conférences en sciences politiques à l’Université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, et rattachée au CRESPPA-LabTop. Elle est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Antoine Pécoud est professeur de sociologie à l’Université Sorbonne Paris Nord, où il dirige l’IDPS. Il est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Citer cet article
Nora El Qadim et Antoine Pécoud, « Nouvelles perspectives sur la libre circulation », in : Camille Schmoll (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circulation européenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], 26 | Mai 2021, mis en ligne le 10 juin 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/04/27/defacto-026–07/
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