Les mobilités intra-européennes des descendant.e.s de migrant.e.s, un sujet encore peu connu

Christine Barwick, sociologue

Les descendant.e.s d’immigré.e.s représentent une part importante de la population européenne. Pourtant, on connaît peu leurs déplacements à l’intérieur de l’espace européen ni la manière dont ils et elles s’identifient à l’Europe. Un projet de recherche propose de combler cette lacune.

Crédits : ICMigrations/P;Yavuz

Les migrant.e.s d’origine non-euro­péenne et leurs descendant.e.s présentent une part signi­fi­ca­tive de la popu­la­tion euro­péenne. Néan­moins, ce personnes sont toujours perçu.e.s comme externes à la société natio­nale ou euro­péenne : un tel dualisme est d’ailleurs repro­duit dans de nombreuses recherches. Ainsi, les études migra­toires se foca­lisent souvent sur l’in­té­gra­tion des migrants et de leurs descendant.e.s. Quant aux études, sur la mobi­lité intra-euro­péenne, elles ne s’intéressent pas du tout aux circu­la­tions des immigré.e.s et de leurs descendant.e.s dans l’espace euro­péen, construi­sant donc une image de l’Europe qui est toujours large­ment « blanche ». 

Que signifie l’Eu­rope pour les migrant.e.s et leurs descendant.e.s ? Le senti­ment euro­péen prédo­mine-t-il ou, au contraire, les expé­riences de discri­mi­na­tion empêchent-elles toute forme d’identification à l’Europe ? Quelle est l’at­ti­tude des citoyens vis-à-vis de l’Union Euro­péenne (UE) ? Consi­dé­rant la part signi­fi­ca­tive des migrant.e.s et leurs descendant.e.s (environ 25 % de la popu­la­tion en Alle­magne et en France), leur iden­ti­fi­ca­tion et leur adhé­sion au projet euro­péen — dont le futur est actuel­le­ment incer­tain — appa­raît de la plus grande importance. 

Le points aveugles de la sociologie européenne 

Depuis long­temps, les travaux de socio­logie se penchent sur l’influence des compor­te­ments des Européen.ne.s sur la construc­tion de l’UE. Pour évaluer leur contri­bu­tion à un processus d’« euro­péa­ni­sa­tion par le bas », on étudie les pratiques trans­na­tio­nales des citoyen.ne.s européen.ne.s (p. ex. mobi­lités trans­fron­ta­lières de longue et courte durée) et les formes d’identification qui leur sont liées (iden­ti­fi­ca­tion avec l’Europe et/​ou État national). L’approche trans­na­tio­nale montre que la mobi­lité trans­fron­ta­lière et l’iden­ti­fi­ca­tion euro­péenne sont étroi­te­ment liées : celles et ceux qui sont ou ont été les plus mobiles se sentent les plus européen.ne.s. 

Dans leur grande majo­rité, les analyses des mobi­lités intra-euro­péennes sont centrées sur une classe moyenne « blanche ». Elles ignorent la place des migrant.e.s et de leurs descendant.e.s (qu’on appelle parfois la « deuxième géné­ra­tion ») dans l’européanisation des pratiques et dans les identifications. 

L’importance d’une perspective post-migratoire

Pour saisir la mobi­lité intra-euro­péenne des immigré.e.s et de leurs descendant.e.s, leurs expé­riences, leurs liens affec­tifs avec l’Europe en général et l’UE en parti­cu­lier, il est néces­saire de les consi­dérer comme des Européen.e.s à part entière, selon une pers­pec­tive post-migra­toire[1]Voir Bhambra, G. K. « Whither Europe ? Post­co­lo­nial versus Neoco­lo­nial Cosmo­po­li­ta­nism », Inter­ven­tions, vol. 18, n° 2, 2016, p. 187–202. DOI : 10.1080/1369801X.2015.1106964 ; Foroutan, N. Die post­mi­gran­tische Gesell­schaft : Ein Vers­pre­chen der pluralen Demo­kratie, Biele­feld, Trans­cript Verlag, 2019..

Partant de là, mon projet traite du trans­na­tio­na­lisme des musul­mans et des personnes d’as­cen­dance afri­caine. J’exa­mine donc diverses formes de trans­na­tio­na­lisme (mobi­lité trans­fron­ta­lière, réseaux fami­liaux et amicaux, enga­ge­ment poli­tique, consom­ma­tion des médias) à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur de l’Eu­rope. J’interroge égale­ment ces personnes sur l’importance de l’Eu­rope et de l’Union euro­péenne pour elles. Ce sont des personnes qui appar­tiennent à la deuxième géné­ra­tion, né.e.s en Alle­magne ou en France, ou ont immigré en Europe en tant qu’en­fants et y ont vécu les premières étapes de leur socia­li­sa­tion dans un pays européen.

Mobilité et sentiment européen des descendant.e.s d’immigré.e.s en Allemagne

Les premiers résul­tats de mes recherches, basés sur des entre­tiens avec des Alle­mands dont au moins un parent est d’origine non-euro­péenne, montrent l’influence de la discri­mi­na­tion sur la mobi­lité. Par exemple, Mahir, 30 ans, marié et père d‘un enfant, me dit préférer partir en vacances en Espagne, en Italie ou en Grèce parce qu’il n’y attire pas l’at­ten­tion. Mahir dirige avec succès sa propre entre­prise dans le secteur de l’export et jouit donc d’une bonne inté­gra­tion sociale et profes­sion­nelle. Néan­moins, en Alle­magne, il est consi­déré comme « Turc », en Turquie comme « Alle­mand ». Dans les pays du Sud de l’Eu­rope, personne ne l’in­ter­roge sur son origine, car il pour­rait être « l’un d’entre eux ». L‘expérience de la discri­mi­na­tion, ou au moins le fait d‘être label­lisé comme autre, a un impact sur les desti­na­tions de la mobi­lité intra-européenne. 

« L’identification à l’Europe est très variable, allant d‘une forte défense de l’idéal européen au rejet en passant par de l’incompréhension. »

Chris­tine Barwick

D’autres modèles peuvent égale­ment être observés comme la mobi­lité vers les villes. Lorsque je l’interroge sur les villes qu‘il connaît bien, Recep, un agent de 38 ans dans le secteur des médias qui dirige sa propre entre­prise, mentionne de grandes villes euro­péennes comme Paris, Londres (avant le Brexit) ou Barce­lone. Cela confirme les résul­tats de précé­dentes recherches, à savoir que la mobi­lité intra-euro­péenne est très struc­turée, avec des desti­na­tions très fréquentes (comme les grandes métro­poles). Parmi les plus jeunes de l’échan­tillon, on trouve aussi des mobi­lités de plus long-terme, comme dans le cadre du programme Erasmus. Anna, une jeune Alle­mande dont le père vient du Congo, a passé un an à Londres, un séjour dont elle garde des liens avec d’autres Européen.ne.s, permet­tant à son réseau de s’étendre à travers l’Europe. L’originalité de mon étude est donc de montrer l’étendue des réseaux des (descendant.e.s) d’immigré.e.s au sein de l’espace euro­péen grâce à la mobi­lité intra-euro­péenne, là où la recherche se foca­lise unique­ment sur une analyse de leurs réseaux dans le pays de rési­dence et le pays d’origine.

L’iden­ti­fi­ca­tion à l’Eu­rope est très variable, allant d‘une forte défense de l’idéal euro­péen au rejet en passant par de l’in­com­pré­hen­sion. Recep, qui est marié et a deux enfants, dit qu’il est un « Euro­péen de cœur » et il rêve des « United States of Europe ». Ayant parti­cipé aux mani­fes­ta­tions pour l’Europe orga­ni­sées par « Pulse of Europe » (2017/​2018), il atten­dait une inté­gra­tion euro­péenne appro­fondie. Son soutien à l’UE a des consé­quences sur son senti­ment envers la Turquie — le pays de ses parents. La poli­tique de l’actuel président, Erdogan, étant souvent opposée aux valeurs euro­péennes, il lui est devenu plus diffi­cile de se sentir proche de la Turquie. Pour sa part, Anna soutient aussi vive­ment l’idée de l’UE, tout en étant consciente des poli­tiques euro­péennes qu’elle ne supporte pas du tout, comme la poli­tique envers les réfu­giés qu’elle trouve trop restrictive. 

À l’inverse, Mahir qui, grâce à sa profes­sion dans le secteur de l‘export, connaît bien les pays de l’Europe de l’Est, pense que l’idée d’une commu­nauté euro­péenne n’est pas réaliste car les sociétés euro­péennes sont trop diverses d’un point de vue socio-écono­mique. S’il pense à un modèle de société, c’est toujours celui de l’État national qui prédo­mine et que l’on retrouve aussi chez Anna. Pour elle, en effet, le concept d’« Afro­pean », qui désigne l’idée d’une commu­nauté et d’une iden­tité commune des descendant.e.s d’immigré.e.s d’Afrique en Europe[2]En réfé­rence à un livre publié par le jour­na­liste Britan­nique Johny Pitts, Afro­pean : Notes from Black Europe (Londres, Allan Lane-Penguin Books) en 2019., ne fait pas sens là où elle imagine plus aisé­ment une commu­nauté « Afro­deutsch » (Afro-Alle­mande). À travers ces premiers témoi­gnages, l’on perçoit le carac­tère encore trop abstrait des ques­tions d’appartenance au niveau euro­péen, ce que cette recherche devra confirmer (ou non) avec d’autres entre­tiens, notam­ment à partir de ques­tions sur le pays d’origine des parents ou sur des expé­riences impor­tantes de mobi­lité intra-européenne. 

Le volet fran­çais de cette enquête dédié aux descendant.e.s d’immigré.e.s permettra d’aborder ces ques­tions dans une pers­pec­tive compa­ra­tive pour mieux comprendre l’impact des modèles d’intégration natio­naux sur la mobi­lité en Europe et le senti­ment euro­péen, l’effet des discours natio­naux sur « qui fait partie de la société » sur les expé­riences de discri­mi­na­tion ou d’exclusion, et enfin la corré­la­tion entre les poli­tiques de citoyen­neté et la mobi­lité transfrontalière.

Notes

Notes
1 Voir Bhambra, G. K. « Whither Europe ? Post­co­lo­nial versus Neoco­lo­nial Cosmo­po­li­ta­nism », Inter­ven­tions, vol. 18, n° 2, 2016, p. 187–202. DOI : 10.1080/1369801X.2015.1106964 ; Foroutan, N. Die post­mi­gran­tische Gesell­schaft : Ein Vers­pre­chen der pluralen Demo­kratie, Biele­feld, Trans­cript Verlag, 2019.
2 En réfé­rence à un livre publié par le jour­na­liste Britan­nique Johny Pitts, Afro­pean : Notes from Black Europe (Londres, Allan Lane-Penguin Books) en 2019.

Pour aller plus loin
  • Barwick, C. « Trans­na­tio­na­lism and Intra-Euro­pean Mobi­lity among Europe’s Second Gene­ra­tion : Review and Research Agenda », Global Networks, vol. 18, n° 4, 2018, p. 608–24. DOI : 10.1111/glob.12181.
  • Recchi, E., Favell A., Apaydin F. et al., Everyday Europe : Social Trans­na­tio­na­lism in an Unset­tled Conti­nent, Bristol, Policy Press, 2019.
  • Scha­pen­donk, J. Finding Ways Through Euros­pace : West African Movers Re-Viewing Europe from the Inside, New York, Berghahn Books, 2020.
  • Teney, C., Hanquinet L. & Bürkin, K. « Feeling Euro­pean : an Explo­ra­tion of Ethnic Dispa­ri­ties among Immi­grants ». Journal of Ethnic and Migra­tion Studies, vol. 42, n°13, 2016, p. 2182–2204. DOI : https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​8​0​/​1​3​6​9​1​8​3​X​.​2​0​1​6​.​1​166941
L’auteure

Chris­tine Barwick est guest lecturer à la Humboldt Univer­sität Berlin en socio­logie urbaine et régio­nale. Elle est ratta­chée au Centre Marc Bloch à Berlin et au Centre d’études euro­péennes et de poli­tique comparée de Sciences Po Paris.

Citer cet article

Chris­tine Barwick, « Les Mobi­lités intra-euro­péennes des descendant.e.s de migrant.e.s, un sujet encore peu connu », in : Camille Schmoll (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circu­la­tion euro­péenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], 26 | Mai 2021, mis en ligne le 10 juin 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/04/27/defacto-026–03/ 

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