Trajectoires thérapeutiques intra-européennes : quel accès aux soins des résidant·e·s français·e·s de Roumanie ?

Eva Renaudeau, anthropologue 

Nombre de Français·e·s résident en Roumanie sous des statuts migratoires variés. Leurs trajectoires de soins en dépendent, en s’élaborant souvent dans un double ancrage thérapeutique.

Buca­rest. Source Flickr

En 2017, le gouver­ne­ment fran­çais esti­mait à 6 000 le nombre de ses ressortissant·e·s rési­dant en Roumanie[1]Minis­tère de l’Europe et des Affaires étran­gères, « France Diplo­matie », France Diplo­matie – Minis­tère de l’Europe et des Affaires étran­gères, consulté le 6 avril 2021, https://​www​.diplo​matie​.gouv​.fr/​f​r​/​s​e​r​v​i​c​e​s​-​a​u​x​-​f​r​a​n​c​a​i​s​/​p​r​e​p​a​r​e​r​-​s​o​n​-​e​x​p​a​t​r​i​a​t​i​o​n​/​d​o​s​s​i​e​r​s​-​p​a​y​s​-​d​e​-​l​-​e​x​p​a​t​r​i​a​t​i​o​n​/​r​o​u​manie/.. Comme de multiples Européen·ne·s, ils et elles profitent de ladite libre circu­la­tion qu’offre l’espace euro­péen pour venir s’installer en Roumanie dans le cadre de contrats de travail, de cursus scolaires et de projets migra­toires profes­sion­nels ou person­nels. Il est rela­ti­ve­ment aisé pour cette popu­la­tion – de natio­na­lité fran­çaise et majo­ri­tai­re­ment blanche – de fran­chir les fron­tières afin de séjourner dans un pays membre. La Roumanie, membre de l’Union euro­péenne (UE), est ainsi préférée à un pays extracom­mu­nau­taire parce qu’elle faci­lite l’élaboration d’ancrages bina­tio­naux et les allers-retours avec la France — un élément sécu­ri­sant pour ces ressortissant·e·s en cas de problèmes de santé. En théorie, quitter la France signifie une désaf­fi­lia­tion au régime de sécu­rité sociale fran­çais au profit, dans le cas de l’UE, d’une affi­lia­tion à celui du pays de rési­dence. Mais l’image néga­tive du système public de santé roumain conduit une majo­rité des Français·e·s installé·e·s en Roumanie à adopter des stra­té­gies pour éviter d’y avoir recours[2]Cet article se base sur une étude ethno­gra­phique que je mène depuis septembre 2021 et qui m’a permis de mener une soixan­taine d’entretiens auprès de ressortissant·e·s français·e·s rési­dant en Roumanie, ainsi qu’une dizaine d’entretiens auprès de professionnel·le·s de santé roumain·e·s, dans le cadre d’une … Lire la suite. Dans ce contexte, la diver­sité des situa­tions migra­toires est vecteur d’inégalités impor­tantes dans l’accès aux soins.

Éviter à tout prix le système de santé public roumain

Ces dernières années, les médias et la société ont porté de lourdes critiques envers le système public de santé roumain, susci­tant une forte méfiance, en raison de scan­dales sani­taires et de corrup­tion, à l’image de celui qui a éclaté suite à l’incendie de la disco­thèque Colectiv à Buca­rest en 2015[3]À ce sujet, voir notam­ment le docu­men­taire réalisé par Alexander Nanau, « L’affaire Colectiv », consulté le 6 avril 2021, http://​www​.film​-docu​men​taire​.fr/​4​D​A​C​T​I​O​N​/​w​_​f​i​c​h​e​_​f​i​l​m​/​5​7674_1.. Parmi les victimes, de nombreuses personnes sont décé­dées des suites de mala­dies noso­co­miales contrac­tées dans des hôpi­taux publics. Une enquête jour­na­lis­tique révé­lera le lien entre des affaires de corrup­tions et le drame survenu, menant notam­ment à la démis­sion du premier ministre de l’époque, Victor Ponta. L’hôpital public est ainsi perçu et décrit par les Roumain·e·s et les ressortissant·e·s français·e·s comme un envi­ron­ne­ment patho­gène et parfois corrompu.

Depuis la chute de l’URSS et l’entrée de la Roumanie dans une économie libé­rale, des réseaux de cliniques privées se sont déve­loppés sur tout le terri­toire à l’instar du réseau de santé Régina Maria, fondé en 1995, qui est aujourd’hui un acteur majeur de la santé au niveau national. Toute­fois, les services proposés restent onéreux pour une partie de la popu­la­tion et, malgré une percep­tion plus posi­tive de la qualité des services que ceux de l’hôpital public, un manque de confiance persiste à l’égard de ces acteurs privés. Les Françai·e·s intallé·e·s en Roumanie cherchent ainsi à éviter le recours aux struc­tures publiques au profit du privé en cas de besoins spéci­fiques de santé, et peuvent envi­sager un retour en France selon le soin recherché et/​ou la situation.

Une couverture maladie conditionnée par des statuts migratoires professionnels divers

L’inégale répar­ti­tion des struc­tures et des soignants sur le terri­toire profi­tant aux grands centres urbains influence aussi les choix de santé que font les ressortissant·e·s fran­çais selon les raisons de leur instal­la­tion en Roumanie. En tant que capi­tale, Buca­rest accueille les sièges sociaux des grandes multi­na­tio­nales et donc des salarié·e·s haute­ment qualifié·e·s, là où les grands centres univer­si­taires de Cluj-Napoca ou Timi­soara reçoivent plutôt une popu­la­tion étudiante dans des filières sani­taires (dentaire, méde­cine et vété­ri­naire notam­ment). Au-delà des grands centres urbains, on observe une présence fran­çaise plus éparse sur le reste du territoire.Trois situa­tions migra­toires profes­sion­nelles peuvent être distin­guées : les personnes ayant des contrats fran­çais, celles ayant des contrats roumains et les entrepeneur·ses — autant de statuts qui impliquent des modes d’accès diffé­rents à une couver­ture maladie.

Céline, quarante-quatre ans, est arrivée en Roumanie il y a trois ans, à la suite d’une propo­si­tion d’expatriation offerte à son mari qui béné­ficie d’un contrat de travail fran­çais. Pour les expatrié·e·s, comme pour les personnes en Volon­ta­riat Inter­na­tional en Entre­prise (VIE), souvent plus jeunes et non accom­pa­gnées, les salaires rela­ti­ve­ment élevés par rapports au coût de la vie à Buca­rest offrent un pouvoir d’achat confor­table. En matière de santé, ils et elles béné­fi­cient de régimes assu­ran­tiels inter­na­tio­naux haut de gamme leur permet­tant d’être couverts aussi bien en France qu’en Roumanie. À l’inverse de son époux, Céline, qui s’est mise en dispo­ni­bi­lité de son emploi d’infirmière en France, est sala­riée d’une entre­prise fran­çaise avec un contrat local qui lui permet de béné­fi­cier d’une couver­ture maladie. Mais elle préfère celle de son mari qui offre de nombreux avan­tages : « […] c’est une assu­rance privée et on passe par cette assurance parce que c’est plus simple. Je pense que c’est mieux remboursé que l’assurance de [mon travail].[4]Propos recueillis lors d’un entre­tien, le 9 février 2020. ».

Comme Céline, nombre de ressortissant·e·s français·e·s sont salarié·e·s avec un contrat local. Parmi ces profils aux trajec­toires et aux projets migra­toires très divers, certaines personnes sont en Roumanie depuis une ving­taine d’années quand d’autres prévoient de rester deux ou trois ans seule­ment. Elles ont en commun d’avoir des condi­tions sala­riales simi­laires à celles de leurs homo­logues roumain·e·s, avec des salaires parfois infé­rieurs au salaire minimum fran­çais, et d’être rattaché·e·s au système de sécu­rité sociale national. Pour elles, se soigner en France impli­que­rait de débourser le coût des soins. Bien souvent, ces personnes peuvent béné­fi­cier d’une couver­ture offerte par leur employeur — mais cela n’est pas obli­ga­toire — qui leur propose un abon­ne­ment à un réseau de cliniques privées. Ce service restreint cepen­dant le rembour­se­ment des soins aux seules cliniques et méde­cins parte­naires. Si Céline peut éviter ce « désa­gré­ment » en utili­sant l’assurance de son mari, d’autres doivent débourser le plein prix lors de visites chez des méde­cins en dehors de la couverture.

« Là où les expatrié·e·s bénéficient d’une prise en charge complète par les entreprises qui fournissent des assurances privées, les salarié·e·s sous contrats locaux et les entrepreneur·e·s peuvent être confronté·e·s à des coûts de santé plus importants dans des structures privées ou encore en France. »

Eva Renau­deau

Pour Agathe, une entre­pre­neure d’une quaran­taine d’année, la situa­tion est encore diffé­rente. Arrivée il y a 20 ans, elle s’est installée et mariée avec un acteur de théâtre roumain. Ne prévoyant pas de rentrer en France, elle est admi­nis­tra­ti­ve­ment ratta­chée à la Roumanie : « J’ai plus la sécu, j’ai pas de complé­ment santé ni rien, je fonc­tionne qu’avec le système roumain, comme une Roumaine[5]Propos recueillis lors d’un entre­tien, le 16 novembre 2020. ». Simon, un restau­ra­teur de trente ans, est aussi déclaré fisca­le­ment en Roumanie à travers l’entreprise qu’il a créée. Mais, par sécu­rité, il a choisi de sous­crire à la Caisse des Fran­çais de l’Étranger[6]La Caisse des fran­çais de l’étranger est une caisse de sécu­rité sociale privée permet­tant aux fran­çais qui y sous­crivent une conti­nuité de leur couver­ture sociale en France. (CFE) qui lui permet de garder une couver­ture sociale en France, « juste histoire d’avoir un truc s’il y a besoin », précise-t-il[7]Propos recueillis lors d’un entre­tien, le 20 novembre 2020.. Agathe et Simon ont en commun de s’être installé·e·s en Roumanie pour y faire leur vie. Comme bien d’autres entrepreneur·e·s, aucun des deux ne béné­ficie d’un régime assu­ran­tiel spéci­fique. Plusieurs possi­bi­lités s’offrent alors : rester rattaché fisca­le­ment à la France, cotiser à la CFE ou encore s’abonner à un réseau de cliniques privées. Ces diffé­rentes stra­té­gies d’accès aux soins ne sont toute­fois pas acces­sibles à tout le monde et dépendent de chaque situation.

Des trajectoires de santé transnationales limitées

L’expérience de la santé en migra­tion dépend donc beau­coup des moda­lités d’accès à l’assurance maladie. Dans ce contexte, de nombreuses personnes profitent de la libre circu­la­tion pour conti­nuer à faire certains suivis médi­caux de routine ou d’urgence en France, et ce, pour des motifs divers : mécon­nais­sance ou crainte du système roumain, atta­che­ment à leur soignant en France, faci­lité admi­nis­tra­tive. Ainsi, un retour dans l’Hexagone est l’occasion de prendre rendez-vous chez tel ou tel médecin. Pour les ressortissant·e·s français·e·s, la libre circu­la­tion permet de conce­voir le retour en France comme une solu­tion de repli face à un système de santé roumain que beau­coup perçoivent comme dange­reux. Des trajec­toires de santé trans­na­tio­nales voient ainsi le jour entre les deux pays. Pour autant, les moda­lités d’accès à des soins dans chacun d’eux restent très dispa­rates au sein de la commu­nauté fran­çaise. Là où les expatrié·e·s béné­fi­cient d’une prise en charge complète par les entre­prises qui four­nissent des assu­rances privées, les salarié·e·s sous contrats locaux et les entrepreneur·e·s peuvent être confronté·e·s à des coûts de santé plus impor­tants dans des struc­tures privées ou encore en France.

Le contexte de la pandémie de Covid-19 a renforcé ces dispa­rités mais a aussi mis un frein aux circu­la­tions de santé entre la France et la Roumanie. Sens de circu­la­tion, durée du séjour, preuve de test PCR négatif de moins de 72 h et quator­zaine obli­ga­toire à l’arrivée sur le sol roumain sont autant de facteurs condi­tion­nant les moda­lités de circu­la­tion et impli­quant non seule­ment un coût finan­cier impor­tant mais égale­ment orga­ni­sa­tionnel des allers-retours. Certain·e·s résident·e·s français·e·s n’ont eu d’autre choix que de renoncer à certains dépla­ce­ments et par là même à certains soins prévus en France, sans pour autant les reporter en Roumanie. Pour d’autres, qui préfèrent avoir recours aux soins en Roumanie, la pandémie a large­ment freiné le recours à l’hôpital public. Ainsi, parce qu’elle a provoqué la réaf­fir­ma­tion des fron­tières, la pandémie met en lumière les dispa­rités d’offre de soins entre les diffé­rents pays euro­péens et d’accès aux soins entre les personnes circu­lant d’un pays euro­péen à l’autre.

Notes

Notes
1 Minis­tère de l’Europe et des Affaires étran­gères, « France Diplo­matie », France Diplo­matie – Minis­tère de l’Europe et des Affaires étran­gères, consulté le 6 avril 2021, https://​www​.diplo​matie​.gouv​.fr/​f​r​/​s​e​r​v​i​c​e​s​-​a​u​x​-​f​r​a​n​c​a​i​s​/​p​r​e​p​a​r​e​r​-​s​o​n​-​e​x​p​a​t​r​i​a​t​i​o​n​/​d​o​s​s​i​e​r​s​-​p​a​y​s​-​d​e​-​l​-​e​x​p​a​t​r​i​a​t​i​o​n​/​r​o​u​manie/.
2 Cet article se base sur une étude ethno­gra­phique que je mène depuis septembre 2021 et qui m’a permis de mener une soixan­taine d’entretiens auprès de ressortissant·e·s français·e·s rési­dant en Roumanie, ainsi qu’une dizaine d’entretiens auprès de professionnel·le·s de santé roumain·e·s, dans le cadre d’une étude sur les pratiques et expé­riences de santé des français·e·s en Roumanie.
3 À ce sujet, voir notam­ment le docu­men­taire réalisé par Alexander Nanau, « L’affaire Colectiv », consulté le 6 avril 2021, http://​www​.film​-docu​men​taire​.fr/​4​D​A​C​T​I​O​N​/​w​_​f​i​c​h​e​_​f​i​l​m​/​5​7674_1.
4 Propos recueillis lors d’un entre­tien, le 9 février 2020.
5 Propos recueillis lors d’un entre­tien, le 16 novembre 2020.
6 La Caisse des fran­çais de l’étranger est une caisse de sécu­rité sociale privée permet­tant aux fran­çais qui y sous­crivent une conti­nuité de leur couver­ture sociale en France.
7 Propos recueillis lors d’un entre­tien, le 20 novembre 2020.
Pour aller plus loin
L’auteure

Eva Renau­deau est docto­rante à l’EHESS, ratta­chée au Cermes3, et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Eva Renau­deau, « Trajec­toires théra­peu­tiques intra-euro­péennes : quel accès aux soins des résidant·e·s français·e·s de Roumanie ? », in : Camille Schmoll (dir.), Dossier « Quo vadis Europa ? La libre circu­la­tion euro­péenne à l‘épreuve des crises », De facto [En ligne], 26 | Mai 2021, mis en ligne le 05 juin 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/04/27/defacto-026–01/ 

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