Transnational Death, un recueil d’articles sur la mort en contexte des migrations transnationales, interroge les réalités de la mort en migration à l’intérieur des frontières des États-nations occidentaux, dans le cadre ordinaire des hôpitaux et des foyers familiaux, loin des contextes violents des zones frontalières maritimes et désertiques ou des hotspots, des centres ou des campements où sont regroupés les migrants et où se produit bien souvent la mort par la migration[1].
Parmi les mérites de l’ouvrage comptent son approche interdisciplinaire – l’ouvrage rassemble des ethnologues, anthropologues et historiens – ainsi que son étendu temporel et spatial qui couvre des cas allant du début du XXe siècle à nos jours, de Koreatown à Los Angeles à la Finlande arctique.
L’introduction de Samira Saramo situe les trois sections du volume dans le champ des enquêtes sur la mort en migration et discute des thèmes qui fédèrent l’ensemble d’articles assez hétérogène. Les différentes contributions traitent de la nature ambivalente des pratiques funéraires transnationales qui recomposent les liens familiaux et communautaires tantôt selon une dynamique de leur solidification, tantôt en introduisant des ruptures. Les articles ont en commun, en outre, d’analyser les coûts financiers, organisationnels, relationnels et émotionnels considérables liés à la production de la « bonne » mort dans les communautés dispersées dans l’espace. Les articles témoignent enfin de la créativité des migrants transnationaux, abordée sous l’angle de leur capacité à adapter les rituels funéraires et commémoratifs traditionnels à de nouveaux contextes culturels et politiques tout comme à des espaces virtuels émergents.
Les trois articles de la première section « Familles » se concentrent sur les modes de mobilisation individuelles et familiales provoquées par la perspective de la mort d’un proche ou bien par celle de l’égo même. L’article de Hanna Snellman porte sur « l’imagerie post-mortem de l’appartenance transnationale » (p. 25) des immigrants finlandais en Suède dans les années 1970. Le résultat peut-être le plus intéressant de l’enquête attire l’attention sur l’anxiété éprouvée par les travailleurs-migrants finlandais à l’égard des pratiques funéraires suédoises. Si la crémation, plus courante en Suède qu’en Finlande dans les années 1970, effrayait les migrants finlandais, ils étaient nombreux à s’inquiéter de la possibilité de conduire des rites funéraires identiques à ceux qu’ils avaient connus au pays d’origine : la possibilité de faire ses adieux au défunt placé dans un cercueil ouvert, la présence de porteurs de cercueil en tenue correcte et l’utilisation d’artefacts corrects, tels que des fleurs et des bougies de couleur conventionnelle. L’importance pour les migrants de ces détails, de petites différences observées entre deux pays nordiques et luthériens, permet de mesurer l’importance des négociations contemporaines sur les coutumes funéraires qui rapprochent bien souvent des personnes et des traditions davantage dissimilaires.
L’article d’Anna Matyska confronte le lecteur aux familles vivant entre la Pologne et la Finlande. Il forge la notion de « transnational death kin work » (p. 49) pour démêler les contingences matérielles et culturelles de la vie et de la mort transnationales. Son article révèle la capacité à assurer une bonne mort aux proches restés au pays comme une dynamique fondamentale de maintien de continuité des familles transnationales, comme une façon pour ceux qui sont partis d’atténuer le déchirement que leur départ a pu occasionner au tissu familial et retrouver une estime de soi en tant qu’acteur moral.
Observant un sentiment de devoir similaire chez les immigrants installés à Montréal, Josiane Le Gall et Lilyane Rachédi se penchent sur l’usure émotionnelle causée par l’impossibilité d’assister aux funérailles d’un parent décédé au pays d’origine. Associés à des expériences de culpabilité et de regret, de douleur et d’impuissance, les migrants s’efforcent de rationaliser cette épreuve comme » le prix à payer pour leur décision de commencer une nouvelle vie ailleurs » (p. 79).
La deuxième section, « Communautés », présente au lecteur trois groupes de migrants et leurs façons de négocier leurs multiples appartenances face à la mort. Lourdes Gutiérrez Najéra et Ana D. Alonso Ortiz font une démonstration originale de l’effet de l’environnement urbain et capitaliste de Los Angeles sur les moyens des Zapotèques à remplir l’idéal de réciprocité communautaire présentée comme une pierre angulaire du groupe. Dispersés sur le territoire de la mégalopole, travaillant dur pour gagner leur vie dans les rangs les plus bas du marché d’emploi local, nombreux membres de la communauté sont dépossédés du temps et de l’argent qu’ils devraient investir dans les réseaux diasporiques sur lesquels ils comptent pour s’assurer d’une mort et d’un enterrement dignes, à LA ou au pays, si possible.
L’originalité de l’article de Chipamong Chowdhury s’enracine dans le protocole de recherche : moine bouddhiste performant les rituels mortuaires, l’auteur a pu saisir les moments les plus intimes que partagent les familles birmanes installées en Amérique du Nord. Chowdhury souligne notamment comment, en réactivant leur croyance selon laquelle « la vie ne se termine pas avec la mort physique, mais qu’elle est au contraire l’ouverture vers une autre vie » (p. 113), les migrants birmans se distinguent positivement des Occidentaux qui vivent la mort comme un drame et une rupture.
Sur la base d’une enquête réalisée auprès de migrants marocains et sénégalais en Catalogne, Jordi Moreras et Ariadna Solé Arraràs examinent les procédures complexes que suppose le rapatriement des corps, tout en particulier les réappropriations symboliques et les mécanismes de solidarité communautaire activés par l’opération. L’article montre que, contrairement aux approximations de bon sens, la préférence pour le transfert des dépouilles vers le pays d’origine ne peut être expliquée uniquement par la difficulté de l’organisation d’un enterrement en Europe conformément aux normes funéraires islamiques. Les auteurs soulignent au contraire la fonction du rapatriement comme « la dernière chance pour un migrant de se réconcilier avec son histoire familiale » (p. 119).
La dernière section du livre, « Commémoration », attire l’attention sur la capacité des migrants à créer des « paysages de mort[2] » (deathscapes), des lieux concrets affectés par des pratiques et des mémoires liées à la mort. Katarzyna Herd montre comment les rituels commémoratifs qui ont suivi la mort du gardien de but croate d’une équipe de football suédoise ont établi des circulations de personnes et d’objets entre les deux pays et ainsi minimisé l’importance de marqueurs d’appartenance nationale qui d’habitude séparent les Suédois autochtones des migrants en provenance des Balkans.
Cordula Weisskoeppel examine les réactivations au sein de la diaspora copte du discours de « mourir en martyr » ancré dans l’histoire de cette minorité. En inscrivant l’attentat à l’église al-Qiddissin à Alexandrie, en Égypte, à la veille du Nouvel An 2011 dans le cadre du terrorisme islamiste global, Weisskoeppel met notamment en lumière à la double fonction dont revêt ce discours. D’une part, son utilisation a permis aux Coptes de rationaliser l’évènement comme un maillon dans la chaine longue des atteintes subies par la communauté. D’une autre part, la représentation des victimes de l’attentat en tant que martyrs a dépassé le cas singulier de la communauté copte et à été utiliser pour des fins politiques, en tant qu’outil de justification de la « guerre contre le terrorisme » en Égypte et au-delà.
L’article d’Oula Seitsonen conduit le lecteur aux monuments aux morts érigés en hommage aux soldats russes tombés lors de la bataille de Mäntyvaara en 1939 et enterrés dans l’actuelle Laponie finlandaise. Loin d’avoir été transformés en de monticules oubliés dans la forêt polaire profonde, les soins des intendants finlandais et les actes commémoratifs des citoyens russes perpétuent encore aujourd’hui la mémoire des disparus – mais aussi les contestations contemporaines sur la place qu’ils méritent dans le « paysage commémoratif » (p. 178) physique et symbolique, voire politique, qui traverse la frontière russo-finlandaise.
Dans la même veine, Eerika Koskinen-Koivisto s’intéresse aux questions du patrimoine dans les régions que la Finlande a cédées à l’Union soviétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’historienne attire l’attention à la capacité des morts de faire agir les vivants séparés par la frontière russo-finlandaise qui taille en deux la petite ville de Salla. Les soldats morts sur sol étranger – les Russes sur le territoire finlandais, les Finlandais enterrés en Russie – appellent leurs proches à honorer leur mémoire sans tenir compte des frontières nationale et ce faisant nouent des collaborations inattendues entre les acteurs du patrimoine finlandais et les bureaucrates russes unis par leur commun souci de la commémoration des défunts. Indifférentes aux frontières légiférées par les vivants, les morts aident apaisent les relations entre les vivants à leur permettant d’aborder la guerre « comme une expérience humaine universelle plutôt que comme une question de triomphe national » (p. 210).
La collection d’études de cas est riche de détails et d’enseignements. Les perceptives ouvertes par ces analyses de la mort en migration bénéficieraient toutefois de la mise en dialogue avec les travaux sur la mort par la migration, avant tout de la sensibilité de recherches sur les morts occasionnées par le régime de frontières contemporain à la dimension politique des morts transnationales.
[1] Sur cette distinction, voir : Lestage, F. 2019. Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets sociologiques. Notes sur quelques travaux en sciences sociales (2012–2018). Critique internationale, (83): 193–203.
[2] Maddrell, A. and Sidaway, JD. (eds.). 2016. Deathscapes : Spaces for Death, Dying, Mourning and Remembrance. London, New York : Routledge.