Compte-rendu de lecture : Saramo, S., Koskinen-Koivisto, E. & Snellman, H. (eds.) (2019). Transnational Death, Helsinki : The Finnish Literature Society (SKS), 224 p. — Par Linda Haapajärvi

Trans­na­tional Death, un recueil d’ar­ticles sur la mort en contexte des migra­tions trans­na­tio­nales, inter­roge les réalités de la mort en migra­tion à l’in­té­rieur des fron­tières des États-nations occi­den­taux, dans le cadre ordi­naire des hôpi­taux et des foyers fami­liaux, loin des contextes violents des zones fron­ta­lières mari­times et déser­tiques ou des hots­pots, des centres ou des campe­ments où sont regroupés les migrants et où se produit bien souvent la mort par la migra­tion[1].

Parmi les mérites de l’ouvrage comptent son approche inter­dis­ci­pli­naire – l’ouvrage rassemble des ethno­logues, anthro­po­logues et histo­riens – ainsi que son étendu temporel et spatial qui couvre des cas allant du début du XXe siècle à nos jours, de Korea­town à Los Angeles à la Finlande arctique.

L’in­tro­duc­tion de Samira Saramo situe les trois sections du volume dans le champ des enquêtes sur la mort en migra­tion et discute des thèmes qui fédèrent l’ensemble d’articles assez hété­ro­gène. Les diffé­rentes contri­bu­tions traitent de la nature ambi­va­lente des pratiques funé­raires trans­na­tio­nales qui recom­posent les liens fami­liaux et commu­nau­taires tantôt selon une dyna­mique de leur soli­di­fi­ca­tion, tantôt en intro­dui­sant des ruptures. Les articles ont en commun, en outre, d’analyser les coûts finan­ciers, orga­ni­sa­tion­nels, rela­tion­nels et émotion­nels consi­dé­rables liés à la produc­tion de la « bonne » mort dans les commu­nautés disper­sées dans l’espace. Les articles témoignent enfin de la créa­ti­vité des migrants trans­na­tio­naux, abordée sous l’angle de leur capa­cité à adapter les rituels funé­raires et commé­mo­ra­tifs tradi­tion­nels à de nouveaux contextes cultu­rels et poli­tiques tout comme à des espaces virtuels émergents.

Les trois articles de la première section « Familles » se concentrent sur les modes de mobi­li­sa­tion indi­vi­duelles et fami­liales provo­quées par la pers­pec­tive de la mort d’un proche ou bien par celle de l’égo même. L’ar­ticle de Hanna Snellman porte sur « l’ima­gerie post-mortem de l’ap­par­te­nance trans­na­tio­nale » (p. 25) des immi­grants finlan­dais en Suède dans les années 1970. Le résultat peut-être le plus inté­res­sant de l’enquête attire l’at­ten­tion sur l’anxiété éprouvée par les travailleurs-migrants finlan­dais à l’égard des pratiques funé­raires suédoises. Si la créma­tion, plus courante en Suède qu’en Finlande dans les années 1970, effrayait les migrants finlan­dais, ils étaient nombreux à s’in­quiéter de la possi­bi­lité de conduire des rites funé­raires iden­tiques à ceux qu’ils avaient connus au pays d’origine : la possi­bi­lité de faire ses adieux au défunt placé dans un cercueil ouvert, la présence de porteurs de cercueil en tenue correcte et l’uti­li­sa­tion d’ar­te­facts corrects, tels que des fleurs et des bougies de couleur conven­tion­nelle. L’importance pour les migrants de ces détails, de petites diffé­rences obser­vées entre deux pays nordiques et luthé­riens, permet de mesurer l’importance des négo­cia­tions contem­po­raines sur les coutumes funé­raires qui rapprochent bien souvent des personnes et des tradi­tions davan­tage dissimilaires.

L’ar­ticle d’Anna Matyska confronte le lecteur aux familles vivant entre la Pologne et la Finlande. Il forge la notion de « trans­na­tional death kin work » (p. 49) pour démêler les contin­gences maté­rielles et cultu­relles de la vie et de la mort trans­na­tio­nales. Son article révèle la capa­cité à assurer une bonne mort aux proches restés au pays comme une dyna­mique fonda­men­tale de main­tien de conti­nuité des familles trans­na­tio­nales, comme une façon pour ceux qui sont partis d’atténuer le déchi­re­ment que leur départ a pu occa­sionner au tissu fami­lial et retrouver une estime de soi en tant qu’acteur moral.

Obser­vant un senti­ment de devoir simi­laire chez les immi­grants installés à Mont­réal, Josiane Le Gall et Lilyane Rachédi se penchent sur l’usure émotion­nelle causée par l’im­pos­si­bi­lité d’as­sister aux funé­railles d’un parent décédé au pays d’ori­gine. Asso­ciés à des expé­riences de culpa­bi­lité et de regret, de douleur et d’impuissance, les migrants s’ef­forcent de ratio­na­liser cette épreuve comme » le prix à payer pour leur déci­sion de commencer une nouvelle vie ailleurs » (p. 79).

La deuxième section, « Commu­nautés », présente au lecteur trois groupes de migrants et leurs façons de négo­cier leurs multiples appar­te­nances face à la mort. Lourdes Gutiérrez Najéra et Ana D. Alonso Ortiz font une démons­tra­tion origi­nale de l’effet de l’en­vi­ron­ne­ment urbain et capi­ta­liste de Los Angeles sur les moyens des Zapo­tèques à remplir l’idéal de réci­pro­cité commu­nau­taire présentée comme une pierre angu­laire du groupe. Dispersés sur le terri­toire de la méga­lo­pole, travaillant dur pour gagner leur vie dans les rangs les plus bas du marché d’emploi local, nombreux membres de la commu­nauté sont dépos­sédés du temps et de l’argent qu’ils devraient investir dans les réseaux diaspo­riques sur lesquels ils comptent pour s’assurer d’une mort et d’un enter­re­ment dignes, à LA ou au pays, si possible.

L’originalité de l’article de Chipa­mong Chowd­hury s’enracine dans le proto­cole de recherche : moine boud­dhiste perfor­mant les rituels mortuaires, l’auteur a pu saisir les moments les plus intimes que partagent les familles birmanes instal­lées en Amérique du Nord. Chowd­hury souligne notam­ment comment, en réac­ti­vant leur croyance selon laquelle « la vie ne se termine pas avec la mort physique, mais qu’elle est au contraire l’ou­ver­ture vers une autre vie » (p. 113), les migrants birmans se distinguent posi­ti­ve­ment des Occi­den­taux qui vivent la mort comme un drame et une rupture.

Sur la base d’une enquête réalisée auprès de migrants maro­cains et séné­ga­lais en Cata­logne, Jordi Moreras et Ariadna Solé Arraràs examinent les procé­dures complexes que suppose le rapa­trie­ment des corps, tout en parti­cu­lier les réap­pro­pria­tions symbo­liques et les méca­nismes de soli­da­rité commu­nau­taire activés par l’opération. L’ar­ticle montre que, contrai­re­ment aux approxi­ma­tions de bon sens, la préfé­rence pour le trans­fert des dépouilles vers le pays d’origine ne peut être expli­quée unique­ment par la diffi­culté de l’organisation d’un enter­re­ment en Europe confor­mé­ment aux normes funé­raires isla­miques. Les auteurs soulignent au contraire la fonc­tion du rapa­trie­ment comme « la dernière chance pour un migrant de se récon­ci­lier avec son histoire fami­liale » (p. 119).

La dernière section du livre, « Commé­mo­ra­tion », attire l’at­ten­tion sur la capa­cité des migrants à créer des « paysages de mort[2] » (deaths­capes), des lieux concrets affectés par des pratiques et des mémoires liées à la mort. Katar­zyna Herd montre comment les rituels commé­mo­ra­tifs qui ont suivi la mort du gardien de but croate d’une équipe de foot­ball suédoise ont établi des circu­la­tions de personnes et d’objets entre les deux pays et ainsi mini­misé l’importance de marqueurs d’ap­par­te­nance natio­nale qui d’habitude séparent les Suédois autoch­tones des migrants en prove­nance des Balkans.

Cordula Weiss­koeppel examine les réac­ti­va­tions au sein de la diaspora copte du discours de « mourir en martyr » ancré dans l’histoire de cette mino­rité. En inscri­vant l’at­tentat à l’église al-Qiddissin à Alexan­drie, en Égypte, à la veille du Nouvel An 2011 dans le cadre du terro­risme isla­miste global, Weiss­koeppel met notam­ment en lumière à la double fonc­tion dont revêt ce discours. D’une part, son utili­sa­tion a permis aux Coptes de ratio­na­liser l’évènement comme un maillon dans la chaine longue des atteintes subies par la commu­nauté. D’une autre part, la repré­sen­ta­tion des victimes de l’attentat en tant que martyrs a dépassé le cas singu­lier de la commu­nauté copte et à été utiliser pour des fins poli­tiques, en tant qu’outil de justi­fi­ca­tion de la « guerre contre le terro­risme » en Égypte et au-delà.

L’ar­ticle d’Oula Seit­sonen conduit le lecteur aux monu­ments aux morts érigés en hommage aux soldats russes tombés lors de la bataille de Mänty­vaara en 1939 et enterrés dans l’ac­tuelle Laponie finlan­daise. Loin d’avoir été trans­formés en de monti­cules oubliés dans la forêt polaire profonde, les soins des inten­dants finlan­dais et les actes commé­mo­ra­tifs des citoyens russes perpé­tuent encore aujourd’hui la mémoire des disparus – mais aussi les contes­ta­tions contem­po­raines sur la place qu’ils méritent dans le « paysage commé­mo­ratif » (p. 178) physique et symbo­lique, voire poli­tique, qui traverse la fron­tière russo-finlandaise.

Dans la même veine, Eerika Koskinen-Koivisto s’in­té­resse aux ques­tions du patri­moine dans les régions que la Finlande a cédées à l’Union sovié­tique au lende­main de la Seconde Guerre mondiale. L’historienne attire l’attention à la capa­cité des morts de faire agir les vivants séparés par la fron­tière russo-finlan­daise qui taille en deux la petite ville de Salla. Les soldats morts sur sol étranger – les Russes sur le terri­toire finlan­dais, les Finlan­dais enterrés en Russie – appellent leurs proches à honorer leur mémoire sans tenir compte des fron­tières natio­nale et ce faisant nouent des colla­bo­ra­tions inat­ten­dues entre les acteurs du patri­moine finlan­dais et les bureau­crates russes unis par leur commun souci de la commé­mo­ra­tion des défunts. Indif­fé­rentes aux fron­tières légi­fé­rées par les vivants, les morts aident apaisent les rela­tions entre les vivants à leur permet­tant d’aborder la guerre « comme une expé­rience humaine univer­selle plutôt que comme une ques­tion de triomphe national » (p. 210).

La collec­tion d’études de cas est riche de détails et d’en­sei­gne­ments. Les percep­tives ouvertes par ces analyses de la mort en migra­tion béné­fi­cie­raient toute­fois de la mise en dialogue avec les travaux sur la mort par la migra­tion, avant tout de la sensi­bi­lité de recherches sur les morts occa­sion­nées par le régime de fron­tières contem­po­rain à la dimen­sion poli­tique des morts transnationales.

[1] Sur cette distinc­tion, voir : Lestage, F. 2019. Comment les cadavres des migrants sont devenus des objets socio­lo­giques. Notes sur quelques travaux en sciences sociales (2012–2018). Critique inter­na­tio­nale, (83): 193–203.

[2] Maddrell, A. and Sidaway, JD. (eds.). 2016. Deaths­capes : Spaces for Death, Dying, Mour­ning and Remem­brance. London, New York : Routledge.