Intégration, une histoire française

Emeline Zougbédé, sociologue

À propos de : Marie-José Bernardot. Étran­gers, immi­grés : (re)penser l’intégration. Savoirs, poli­tiques et acteurs, Presses de l’Ehesp, Paris, 2019.

Cette recen­sion est publiée simul­ta­né­ment sur le site La Vie des idées, notre parte­naire de la rubrique « Lectures ».

L’intégration est plus souvent invoquée par son échec qu’elle ne fait l’objet de définition précise. Un ouvrage dresse un tableau du fait migratoire et des politiques d’intégration, de la deuxième moitié du XIXe siècle à nos jours. 

Le 19 février 2018, le député LRM Auré­lien Taché remet­tait un rapport consacré à l’intégration au Premier ministre et au ministre de l’Intérieur. Dénon­çant d’entrée le manque de cohé­rence de la poli­tique migra­toire fran­çaise et la faiblesse des dispo­si­tifs d’insertion linguis­tique, écono­mique et sociale, le rapport déve­loppe soixante-douze propo­si­tions, devant permettre à terme la mise en place d’une poli­tique d’intégration effec­tive et effi­ciente. Mais de quoi parle-t-on préci­sé­ment quand on parle d’intégration ? Le terme est ambigu et recouvre aussi bien un objet de poli­tiques que des formes de parti­ci­pa­tion à la vie en société. De manière plus saisis­sante, c’est bien souvent par les échecs d’une poli­tique d’intégration ou le manque d’efforts dénoncés des popu­la­tions pour s’intégrer que le débat public s’empare de la ques­tion de l’intégration. Dans Étran­gers, immi­grés : (re)penser l’intégration. Savoirs, poli­tiques et acteurs, Marie-José Bernardot, en intime des poli­tiques publiques d’intégration[1]Marie-José Bernardot a été chargée de mission au Secré­ta­riat général à l’intégration et respon­sable du bureau de l’intégration sociale, cultu­relle et terri­to­riale du minis­tère des affaires sociales puis de l’immigration/intérieur, de 2007 à 2014., propose d’éclairer le débat et « […] de contri­buer, modes­te­ment, à la diffu­sion des savoirs dans le domaine des migra­tions et de l’intégration des immi­grés et à la connais­sance des poli­tiques publiques en la matière » (p. 7). Recou­rant à des approches histo­rique, démo­gra­phique, socio­lo­gique, poli­tique et à la statis­tique publique, l’auteure dresse un portrait du fait migra­toire en France et des poli­tiques d’intégration, qu’elle veut néces­saire et objectif. Si c’est par des entrées théma­tiques que l’auteure nous y convie, nous faisons le choix d’une présen­ta­tion chro­no­lo­gique pour scruter les ruptures et les perma­nences des poli­tiques fran­çaises d’intégration.

Aux origines des politiques d’intégration

Pour point de départ, l’auteure aborde la ques­tion des flux migra­toires de la France. Elle rappelle que ceux-ci se situent dans la four­chette basse des flux migra­toires en direc­tion des pays de l’OCDE, en propor­tion de la popu­la­tion totale. Vieux pays d’immigration, la France compte 6,5 millions d’immigré·es, repré­sen­tant 10 % de la popu­la­tion fran­çaise et 7,5 millions de descendant·es d’immigré·es. Cette situa­tion rend complexe la compré­hen­sion du phéno­mène migra­toire en France, tant du fait de son ancien­neté que de la diver­sité des profils et des origines migra­toires. À notre sens, elle complique aussi le débat sur l’intégration, tant on ne sait sur quelles popu­la­tions fixer les poli­tiques d’intégration. Sur les soixante-douze propo­si­tions du rapport Taché, plus des deux tiers concernent les primo-arrivant·es et les réfugié·es statu­taires. C’est dire que le cœur de cible des poli­tiques d’intégration ne recouvre plus celui des débats politico-médiatiques.

Mais pour saisir l’enjeu des poli­tiques d’intégration et leurs débats, il faut remonter à la deuxième moitié du XIXe siècle, comme le propose l’auteure, où l’idée d’immigration en France devient omni­pré­sente. Si les mouve­ments de popu­la­tion ne sont pas choses nouvelles, c’est à la faveur de la IIIe Répu­blique et du contexte xéno­phobe de l’époque qu’émerge une poli­tique balbu­tiante, cher­chant à la fois à diffé­ren­cier l’étranger du national, qu’à faire de l’étranger un national. Il n’existe pas à cette époque de poli­tique migra­toire à propre­ment parler, mais la mobi­li­sa­tion d’étrangers pour faire la guerre et venir travailler dans les indus­tries fran­çaises oblige les pouvoirs publics à clari­fier les condi­tions du séjour en France. Souli­gnons que l’irruption du mot « immi­gra­tion » dans le voca­bu­laire poli­tique des années 1880 signe la volonté de penser les moyens et les termes de la repro­duc­tion de la société fran­çaise par l’immigration dans un contexte de crise, en même temps que l’examen des condi­tions de la repro­duc­tion de cette immi­gra­tion

« Mais, à observer les écarts entre la place omniprésente des questions d’intégration dans le débat public et la faiblesse de l’État à concevoir et mettre en œuvre une véritable politique d’intégration, ne manque-t-on pas une question de fond ? Pourquoi faut-il à tout prix intégrer les immigré·es et leurs descendant·es ? »

Emeline Zoug­bédé

Ce n’est qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale que l’immigration en France fait l’objet d’une véri­table poli­tique migra­toire avec les ordon­nances du 2 octobre 1945 qui redé­finit les condi­tions d’obtention de la natio­na­lité fran­çaise[2]Marie-José Bernardot consacre le chapitre 7 à la ques­tion de la natu­ra­li­sa­tion, qui est autant perçue depuis 2008 comme l’aboutissement du processus d’intégration dans la doctrine du minis­tère de l’Intérieur, que comme un outil de « sélec­ti­vité accrue (de tri) des étran­gers » (p. 177)., et du 2 novembre 1945 qui crée trois caté­go­ries admi­nis­tra­tives d’étrangers selon les titres de séjour obtenus (la carte tempo­raire d’un an, la carte de « résident ordi­naire » d’un à trois ans et la carte de « résident privi­légié » de dix ans). Si l’immigration est utilisée pour repeu­pler la France – témoi­gnage d’une « pensée répu­bli­caine vis-à-vis des étran­gers dans une époque d’ouverture » (p. 49) –, son statut reste ambigu. Répon­dant prin­ci­pa­le­ment aux besoins ponc­tuels de l’économie, elle ne fait pas l’objet d’une poli­tique claire d’intégration.

La percep­tion de l’immigration par le pouvoir poli­tique et public en France appa­raît tenaillée entre les raisons de sa mobi­li­sa­tion écono­mique et démo­gra­phique et celles de son rejet lors des crises écono­miques : deux dimen­sions qui renferment une vision utili­ta­riste du fait migra­toire. Au moment de la ferme­ture des fron­tières et de la suspen­sion de l’immigration de travail en 1974, la décennie des années 1980 s’ouvre sur une réflexion plus profonde concer­nant l’intégration des étranger·ères, avec toutes les problé­ma­tiques et ambi­guïtés que cette ques­tion charrie : les immigré·es et l’emploi, les immigré·es et le chômage, les immigré·es et le loge­ment, etc.

Les années 1980–2000 : l’intégration culturelle avant tout

Les mesures restric­tives prises contre l’immigration de travail ont pour consé­quence le déve­lop­pe­ment de l’immigration fami­liale, qui repré­sente aujourd’hui encore la prin­ci­pale porte d’entrée légale en France. À partir des années 1980, l’intégration des immigré·es est au cœur de nombreux travaux en sciences sociales et des poli­tiques d’intégration. Cette arti­cu­la­tion de la recherche à l’actualité poli­tique et au débat public aboutit à l’élaboration de quatre concep­tions succes­sives de l’intégration dans les études sociales, plus ou moins ouvertes à la recon­nais­sance du fait migra­toire comme porteur et marqueur de l’histoire fran­çaise, et des immigré·es comme acteurs et sujets à part entière. L’assimilationnisme défend un modèle d’intégration « répu­bli­cain » consi­dé­rant « que la recon­nais­sance de parti­cu­la­rismes cultu­rels ferait courir à la France un risque de frac­tu­ra­tion sociale » (p. 73–74). L’intégrationnisme estime que l’intégration relève de l’ordre social : les immigré·es s’intégreraient à travers des formes de parti­ci­pa­tion profes­sion­nelles, linguis­tiques, civiques, etc. Quant au multi­cul­tu­ra­lisme, il prône un modèle d’intégration qui recon­naît les immigré·es comme acteurs et sujets, « porteurs d’une histoire et d’une culture singu­lières » (p. 75), ayant contribué à l’histoire de la France depuis la Révo­lu­tion. L’interculturalisme enfin, porté par des asso­cia­tions d’éducation popu­laire et des centres sociaux, insiste sur « la recon­nais­sance des diffé­rences cultu­relles, reli­gieuses, ethniques, d’un respect de ces diffé­rences » (p. 76). Parmi ces quatre concep­tions, qui font toujours débat à l’heure actuelle, Marie-José Bernardot rappelle que c’est sur la concep­tion inté­gra­tion­niste que se déve­loppe un « modèle fran­çais d’intégration » des années 1990 jusqu’aux années 2000.

À cheval entre une concep­tion qui recon­naît à la société fran­çaise des capa­cités spon­ta­nées d’intégration et l’exigence de dispo­si­tifs spéci­fiques pour la mener à bien, les poli­tiques d’intégration ont prin­ci­pa­le­ment été arti­cu­lées autour de l’apprentissage et de la maîtrise de la langue fran­çaise, de l’accès à l’école ou encore du service mili­taire, leviers struc­tu­rant d’un modèle d’intégration fran­çais depuis la IIIe Répu­blique. Elles ont de fait contribué à éluder la ques­tion des diffi­cultés d’intégration liées à des discri­mi­na­tions d’ordre struc­turel, mettant surtout l’accent sur l’intégration cultu­relle des immigré·es et de leurs descendant·es. Paral­lè­le­ment, dès les années 1990, le contrôle plus strict des flux migra­toires est affiché comme prio­rité des gouver­ne­ments succes­sifs. Cet accent mis sur le contrôle et la gestion des flux migra­toires conduit à une sépa­ra­tion moins nette entre poli­tique d’intégration et poli­tique migra­toire, jusqu’à créer un minis­tère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité natio­nale et du Déve­lop­pe­ment soli­daire en 2007.

Depuis les années 2010 : l’intégration comme variable d’ajustement des politiques migratoires

Sur le terrain, d’après l’auteure, cet affi­chage se traduit par des discon­ti­nuités dans la poli­tique d’intégration. Malgré la créa­tion d’un organe de réflexion tel que le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) et le rema­nie­ment d’instruments de poli­tique publique comme le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discri­mi­na­tions (Fasild)[3]Devenu l’Agence natio­nale pour la cohé­sion sociale et l’égalité des chances en 2006, le Commis­sa­riat général à l’égalité des terri­toires en 2014, remplacé en 2020 par l’Agence natio­nale de la cohé­sion des terri­toires. ou encore l’Agence natio­nale de l’accueil des étran­gers et des migra­tions (Anaem)[4]Devenue l’Office fran­çais de l’immigration et de l’intégration (Ofii) depuis 2009., la mise en œuvre d’une poli­tique d’intégration natio­nale est peu effi­cace. De même que le chan­ge­ment de nomi­na­tion et de refonte de ces établis­se­ments publics informent des diffi­cultés et ambi­va­lences dans la mise en œuvre d’une poli­tique d’intégration natio­nale. De son côté, l’État, à partir de 2008, mène une poli­tique d’intégration natio­nale des plus injonc­tives, qui se « foca­lise sur les efforts que doivent faire “les migrants” » (p. 141). En témoigne le Contrat d’accueil et d’intégration (CAI), rendu obli­ga­toire dès 2007, remplacé depuis 2016 par le Contrat d’intégration répu­bli­caine (CIR). De leur côté, si les poli­tiques de la ville viennent comme des substi­tuts à une poli­tique d’intégration natio­nale (p. 134), dans les faits, elles évacuent, elles aussi, la ques­tion de l’intégration des immigré·es, notam­ment parce qu’elles ne ciblent que des terri­toires définis comme « prio­ri­taires ». Marie-José Bernardot rappelle ainsi que « Si les 300 à 500 quar­tiers béné­fi­ciaires de la poli­tique de la ville (selon les périodes) comp­taient et comptent encore un pour­cen­tage impor­tant d’immigrés, au niveau national seule­ment 25 % des immi­grés vivent dans les Zus [Zones urbaines sensibles] […]. Les trois quarts ne sont donc pas béné­fi­ciaires des actions de la poli­tique de la ville » (p. 139). En dépit de la mise en place de dispo­si­tifs inno­vants comme « Ouvrir l’école aux parents pour la réus­site des enfants » (OEPRE) en 2008 ou encore de la relance des Programmes régio­naux d’intégration des popu­la­tions immi­grés (Pripi) en 2010, la poli­tique d’intégration arc-boutée sur le contrôle des flux migra­toires peine à être refondée. À partir des années 2010, « L’intégration devient très clai­re­ment une variable d’ajustement de la poli­tique migra­toire » (p. 149) au profit d’« une opinion publique de plus en plus hostile aux étran­gers et aux musul­mans » (p. 157).

La fin des années 2010 s’est peut-être achevée sur un « retour en grâce de l’intégration » (p. 151). Toute­fois, souligne l’auteure, la créa­tion d’une Délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à l’accueil et à l’intégration des réfu­giés (Diair) en janvier 2018 ne dénote pas du pilo­tage d’une poli­tique d’intégration natio­nale qui vise­rait diffé­rents publics. L’accent est mis sur les réfugié·es statu­taires, qui forment avec les primo-arrivant·es ressortissant·es de pays tiers, le nouveau public cible des poli­tiques d’intégration. Igno­rant de fait l’histoire migra­toire fran­çaise, la « nouvelle » poli­tique d’intégration affiche une volonté d’accueillir et d’intégrer, dans le même temps que le gouver­ne­ment restreint l’entrée et l’accès au séjour au terri­toire et à ses marchés du travail (p. 305). Du reste, s’il se trouve encore des poli­tiques et des actions en faveur d’une inté­gra­tion des immigré·es, elles sont le plus souvent indi­rectes et le fait des collec­ti­vités terri­to­riales et des villes (p. 202).

Cet ouvrage est riche d’une réflexion qui cherche à saisir les ruptures et perma­nences dans les poli­tiques fran­çaises d’intégration. Au terme, l’auteure recom­mande la mise en place « d’un modèle social plus ‘inclusif’ et intégré » (p. 347). Mais, à observer les écarts entre la place omni­pré­sente des ques­tions d’intégration dans le débat public et la faiblesse de l’État à conce­voir et mettre en œuvre une véri­table poli­tique d’intégration, ne manque-t-on pas une ques­tion de fond ? Pour­quoi faut-il à tout prix inté­grer les immigré·es et leurs descendant·es ? Au-delà des récentes mesures qui ont pour cible les nouveaux et nouvelles arrivant·es, cette ques­tion constitue une des limites, esquissée par l’auteure, pour repenser les poli­tiques d’intégration dans leur ensemble et sur le fond. Car ce travail demande à penser la diver­sité cultu­relle de la popu­la­tion fran­çaise comme un fait déjà présent plutôt que comme un phéno­mène à conquérir et dompter. Cela exige aussi de lutter contre les discri­mi­na­tions dont elle fait l’objet, « dans une France dont le ‘logi­ciel’ répu­bli­cain affirme l’égalité de tous les citoyens devant la loi, et prétend assurer un égal accès aux droits pour tous » (p. 179).

Notes

Notes
1 Marie-José Bernardot a été chargée de mission au Secré­ta­riat général à l’intégration et respon­sable du bureau de l’intégration sociale, cultu­relle et terri­to­riale du minis­tère des affaires sociales puis de l’immigration/intérieur, de 2007 à 2014.
2 Marie-José Bernardot consacre le chapitre 7 à la ques­tion de la natu­ra­li­sa­tion, qui est autant perçue depuis 2008 comme l’aboutissement du processus d’intégration dans la doctrine du minis­tère de l’Intérieur, que comme un outil de « sélec­ti­vité accrue (de tri) des étran­gers » (p. 177).
3 Devenu l’Agence natio­nale pour la cohé­sion sociale et l’égalité des chances en 2006, le Commis­sa­riat général à l’égalité des terri­toires en 2014, remplacé en 2020 par l’Agence natio­nale de la cohé­sion des territoires.
4 Devenue l’Office fran­çais de l’immigration et de l’intégration (Ofii) depuis 2009.
L’auteure

Emeline Zoug­bédé, post-docto­rante CNRS/​Institut Conver­gences Migra­tions, ratta­chée au labo­ra­toire Triangle (UMR 5206, ENS-Lyon), asso­ciée au labo­ra­toire Cerlis (UMR 8070, Univer­sité de Paris) et Fellow de l’Institut Conver­gences Migrations

Citer cet article

Emeline Zoug­bédé, « Inté­gra­tion, une histoire fran­çaise. À propos de : Marie-José Bernardot. Étran­gers, immi­grés : (re)penser l’intégration. Savoirs, poli­tiques et acteurs, Presses de l’Ehesp, Paris, 2019. », in : Solène Brun et Anne Gosselin (dir.), Dossier « Un système de santé universel ? Inéga­lités et discri­mi­na­tions dans le soin en France », De facto [En ligne], 25 | Mars 2021, mis en ligne le 19 Mars 2021. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/03/10/defacto-025–06/. 

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