Lampedusa dans l’œil des artistes contemporains

Elsa Gomis, spécialiste en cinéma et arts plastiques

À propos de : Fede­rica Mazzara, Refra­ming Migra­tion. Lampe­dusa, Border Spec­tacle and Aesthe­tics of Subver­sion, Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Vienne, Peter Lang, 2019.

Cette recen­sion est publiée simul­ta­né­ment sur le site La Vie des idées, notre parte­naire de la rubrique « Lectures ».

Pour résister à la déshumanisation des migrants dans les images médiatiques, Frederica Mazzara explore les démarches d’artistes et d’activistes entreprises dans l’île de Lampedusa et ses alentours. 

Au cours des vingt dernières années, plus de 20 000 personnes ont péri noyées dans le canal de Sicile. Le mois d’octobre 2013 a marqué un tour­nant média­tique dans ce drame. Il corres­pond à la dispa­ri­tion de 368 Érythréens au large de l’île de Lampe­dusa et au début de la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion des morts en Médi­ter­ranée que l’anthropologue Nicholas De Genova[1]Nicholas De Genova, « The Border Spec­tacle of Migrant Victi­mi­sa­tion », Open Demo­cracy [En ligne], 20 May 2015, URL : https://​www​.open​de​mo​cracy​.net/​e​n​/​b​e​y​o​n​d​-​t​r​a​f​f​i​c​k​i​n​g​-​a​n​d​-​s​l​a​v​e​r​y​/​b​o​r​d​e​r​-​s​p​e​c​t​a​c​l​e​-​o​f​-​m​i​g​r​a​n​t​-​v​i​c​t​i​m​i​s​ation/ a quali­fiée de « Spec­tacle de la fron­tière ». Le récent ouvrage de Fede­rica Mazzara, spécia­liste de la commu­ni­ca­tion inter­cul­tu­relle à l’Université de West­minster, dépas­sionne le débat en le plaçant dans la pers­pec­tive de cette petite île italienne et en exami­nant les stra­té­gies inven­tées par des acti­vistes et des artistes pour contre­carrer le sensa­tion­na­lisme domi­nant. Pour Mazzara, il s’agit de celui qui est charrié par « L’imagerie rela­tive à l’eau, aux noyades, aux cadavres flot­tants et échoués sur le rivage, et, bien sûr, aux bateaux en bois ou gonflables surchargés et non prati­cables qui ont saturé l’es­prit des spec­ta­teurs exposés au spec­tacle de la fron­tière entre­tenus par les médias » (p. 16).

L’objet de Refra­ming Migra­tion. Lampe­dusa, Border Spec­tacle and Aesthe­tics of Subver­sion est opportun, car il dépasse les critiques géné­ra­le­ment adres­sées à la couver­ture média­tique de la « crise » pour présenter des approches visuelles alter­na­tives. Sous la forme d’un prolon­ge­ment maté­riel de son livre, l’autrice a donné à voir ces œuvres en orga­ni­sant à l’occasion de la sortie du livre l’expo­si­tion Sink Without a Trace (Couler sans laisser de traces) avec l’artiste Maya Ramsay à la Galerie londo­nienne P21.

Une île schizophrénique

En ouver­ture, Mazzara dresse un portrait saisis­sant de Lampe­dusa. Minus­cule portion de l’Union Euro­péenne au large des côtes libyennes et tuni­siennes, le quoti­dien de l’île se déroule de façon schi­zo­phré­nique, entre les acti­vités d’un paisible lieu de villé­gia­ture pour touristes et celles d’une colonie péni­ten­tiaire pour migrants de passage. En s’intéressant au travail de terrain mené depuis 2009 par le collectif Aska­vusa pour résister au processus de mili­ta­ri­sa­tion de l’île, elle égra­tigne la posi­tion des huma­ni­taires qui, malgré leur oppo­si­tion au discours domi­nant, l’ali­mentent par leur usage des mêmes images victi­mi­santes. Mazzara s’attarde en parti­cu­lier sur les commé­mo­ra­tions de la tragédie du 3 octobre 2013 orga­ni­sées annuel­le­ment par les auto­rités locales. Celles-ci consti­tuent un moment révé­la­teur du déploie­ment du spec­tacle de la fron­tière. En 2014, pour la commé­mo­ra­tion de la première année, les insti­tu­tions italiennes ont mis en place un spec­tacle compas­sionnel sous les caméras de la RAI TV auquel ont parti­cipé le pape Fran­çois, plusieurs célé­brités, dont l’ac­teur holly­woo­dien Richard Gere, et l’équipe des garde-côtes. Lors du défilé et des discours offi­ciels, on s’est bien gardé d’évo­quer la négli­gence des auto­rités qui ne répon­dirent pas à l’appel de détresse lancé par un navire situé à 500 mètres de la rive. On n’a pas non plus convié à la céré­monie les véri­tables sauve­teurs qui, sans succès, ont mis en cause la respon­sa­bi­lité des garde-côtes dans la catas­trophe. Les funé­railles orga­ni­sées au lende­main de la tragédie ont égale­ment été l’occasion d’un apitoie­ment surjoué des auto­rités. Meron Este­fanos et le père Mussie Zerai, deux Érythréens ayant aidé les familles des victimes après le naufrage et dont la parole a été portée par Aska­vusa, voient dans ces funé­railles un « truc arrangé à la conve­nance des poli­ti­ciens ». Ils ont témoigné au collectif le fait qu’aucun survi­vant n’a été auto­risé à assister à la céré­monie alors que Zemede Tekle, ambas­sa­deur d’Érythrée en Italie dont le régime a conduit les victimes au départ, a été reçu avec pompe, ne faisant qu’aggraver le chagrin des familles.

Erica Diettes, Reli­ca­rios, 2016, instal­la­tion. © Erica Diettes. Photo : Eliana Medina B

En s’appuyant sur l’analyse des processus de « visi­bi­li­sa­tion » et d’« invi­si­bi­li­sa­tion » formulée par le philo­sophe Jacques Rancière[2]Jacques Rancière, Le Spec­ta­teur éman­cipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 106., Mazzara s’efforce donc de refor­muler le spec­tacle de la fron­tière en ména­geant une tribune pour les contre-discours. Pour ce faire, elle consacre une large partie de son étude à l’examen de diverses approches artis­tiques rassem­blées dans la notion d’« esthé­tique de la subver­sion ». Les œuvres qu’elle rassemble sous cette appel­la­tion ont pour voca­tion de renverser les repré­sen­ta­tions stéréo­ty­pées et « objec­ti­vantes » diffu­sées par les médias grand public. Mazzara emprunte égale­ment la notion d’« esthé­tique migra­toire » à l’artiste et théo­ri­cienne hollan­daise Mieke Bal[3]Mieke Bal, « Migra­tory Aesthe­tics », Another Publi­ca­tion, Franc­fort : Revolver Publi­shing, 2007, p. 13–19., pour dési­gner ce champ de la produc­tion artis­tique contemporaine.

Panorama de l’esthétique migratoire

Sans faire de distinc­tion entre « esthé­tique de la subver­sion » et « esthé­tique migra­toire », l’universitaire consacre l’essentiel de l’ouvrage au pano­rama des produc­tions qu’elle a expo­sées à la galerie P21. Elle propose une typo­logie, reprise pour l’essentiel dans le chapi­trage du livre, qui caté­go­rise ces œuvres en plusieurs rubriques telles que « Contre­carrer le trajet », « Contre-commé­mo­ra­tion » et « Contre-récits ». Les chapitres sont autant de compi­la­tions théma­tiques comme par exemple « L’art de recy­cler les restes des migrants ». Un large déve­lop­pe­ment est égale­ment consacré à des œuvres qui cherchent à empê­cher l’anonymat des disparus en Médi­ter­ranée. L’effort de descrip­tion de ce champ esthé­tique est tout à l’honneur de Mazzara et la clas­si­fi­ca­tion qu’elle opère rassemble perti­nem­ment les œuvres recou­rant à des théma­tiques ou des procédés simi­laires. Cepen­dant, à l’exception de l’artiste star Ai Weiwei, on regret­tera que le corpus soit pour l’essentiel limité aux œuvres expo­sées par l’autrice elle-même sans les mettre en dialogue avec d’autres œuvres récentes qui reprennent des procédés ou des thèmes similaires.

Tamara Kame­tani, Half a mile from Lampe­dusa, 2017, cyano­type sur papier. © Tamara Kametani

À titre d’exemple, Mazzara cite le procédé du cyano­type tel qu’expérimenté par l’artiste slovaque Tamara Kame­tani. Selon la spéci­fi­cité de ce procédé photo­gra­phique, en l’absence de fixa­teur, les images dispa­raissent progres­si­ve­ment à la lumière du jour pour laisser place à des mono­chromes bleus qui rappellent la couleur de la mer. Le plas­ti­cien Émeric Lhuisset l’a égale­ment exploré à l’occasion de la série photo­gra­phique L’Autre Rive. Les 43 cyano­types qui composent la série ont été réalisés depuis l’Irak et la Syrie, pays de départ des exilés, jusqu’à leurs pays de desti­na­tion en Alle­magne, au Dane­mark et en France. La série a fait l’objet d’une mono­gra­phie éditée en 2017 aux éditions André Frères et de nombreuses expo­si­tions notam­ment à la Bien­nale de la photo­gra­phie de Brighton. Lhuisset a dédié la série à son ami Foad, mort noyé en Méditerranée. 

Pour ce qui est des regrou­pe­ments théma­tiques, le corpus de l’exposition aurait pu être mis en pers­pec­tive avec d’autres œuvres contem­po­raines trai­tant de sujets simi­laires. On pensera par exemple à la grande instal­la­tion de l’artiste colom­bienne Erika Diettes, Reli­ca­rios (Reli­quaires), qui aurait aussi pu être mentionnée de façon trans­ver­sale pour la façon dont elle commé­more les disparus (la « contre-commé­mo­ra­tion ») en magni­fiant des objets quoti­diens qui leur ont appar­tenu (« l’art de recy­cler les restes »).

Émeric Lhuisset, L’Autre Rive, 2010–2017, cyano­type sur papier. © Émeric Lhuisset

En matière de recy­clage, Mazzara revient donc sur les créa­tions d’Ai Weiwei qui a fréquem­ment réuti­lisé les gilets de sauve­tage aban­donnés par les rescapés dans des œuvres monu­men­tales telles que l’enveloppement des colonnes du Konzer­thaus de Berlin à l’occasion de la 66e édition du festival inter­na­tional de cinéma. Y voyant davan­tage des produc­tions de nature orne­men­tale que subver­sive, Mazzara observe qu’elles se contentent de réitérer le sensa­tion­na­lisme des images média­tiques et viennent renforcer le « spec­tacle de la statis­tique » déjà véhi­culé par les gouver­ne­ments. L’expression renvoie à celle de « spec­tacle de la fron­tière » empruntée à De Genova. Bien qu’elle reprenne l’expression dans le titre de l’ouvrage, l’autrice se contente de la défi­ni­tion citée plus haut (p. 16), reprise sans plus d’approfondissements et de façon quasi-iden­tique à la page 195. Or, certaines œuvres du corpus de « l’esthétique de la subver­sion » utilisent préci­sé­ment comme support des restes de « bateaux en bois […] qui ont saturé l’es­prit des spec­ta­teurs », des corps, comme par exemple Leave or Remain de Maya Ramsay ou Distant Neigh­bours-T06114 de Lucy Wood.

Maya Ramsay, Leave or Remain, 2017, restes d’un bateau de migrants naufragés, 40 x 128 x 10cm, © Maya Ramsay.

Toute­fois, Mazzara s’intéresse à des projets artis­tiques qui offrent une voix et des visages aux migrants. Elle cite en parti­cu­lier le film Exodus réalisé en 2016 par James Bluemel. Ce docu­men­taire est composé d’une série de témoi­gnages capti­vants, filmés par des migrants de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan à l’aide de simples télé­phones portables durant leur parcours vers l’Europe. Mazzara fait une analogie entre Exodus et des actes d’émancipation des exilés qui, en 2009, 2011 et 2016, ont protesté au sein des centres de déten­tion de Lampe­dusa contre les condi­tions d’emprisonnement inhu­maines dont ils font l’objet. Dans le prolon­ge­ment de ces « actes de citoyen­neté », la cher­cheuse évoque la nouvelle échelle de lutte imaginée par ses collègues londo­niens de l’Université Gold­smith au travers du groupe Forensic Ocea­no­graphy. Charles Heller et Lorenzo Pezzani, les membres fonda­teurs, adressent depuis 2011 un « regard déso­béis­sant » sur les viola­tions des droits de l’homme commises par les États membres de l’espace Schengen en Médi­ter­ranée. Ils ont lancé la plate­forme carto­gra­phique en ligne Watch the Med qui loca­lise les zones de recherche où ont lieu les traver­sées des migrants et dont les auto­rités ont la responsabilité.

On le voit, en matière de migra­tion, la fron­tière est mince entre recherche acadé­mique, créa­tion artis­tique et acti­visme. Aussi, quelques lignes auraient pu être consa­crées aux ques­tion­ne­ments éthiques soulevés par les actes artis­tiques qui assument d’offrir une commé­mo­ra­tion aux personnes disparues.

Malgré ces quelques réserves, l’ouvrage de Fede­rica Mazzara constitue une excel­lente intro­duc­tion aux diverses approches artis­tiques qui s’efforcent de renou­veler le champ visuel trop restreint servi par les médias. La diver­sité des œuvres étudiées et la riche biblio­gra­phie dont l’ouvrage est assorti consti­tuent autant de pistes pour prolonger sa réflexion. Dans la mesure où ces images domi­nantes influent sur la construc­tion de fron­tières autant mentales que physiques, le livre ouvre une fenêtre salu­taire pour régé­nérer nos imagi­naires engourdis.

Notes

Notes
1 Nicholas De Genova, « The Border Spec­tacle of Migrant Victi­mi­sa­tion », Open Demo­cracy [En ligne], 20 May 2015, URL : https://​www​.open​de​mo​cracy​.net/​e​n​/​b​e​y​o​n​d​-​t​r​a​f​f​i​c​k​i​n​g​-​a​n​d​-​s​l​a​v​e​r​y​/​b​o​r​d​e​r​-​s​p​e​c​t​a​c​l​e​-​o​f​-​m​i​g​r​a​n​t​-​v​i​c​t​i​m​i​s​ation/
2 Jacques Rancière, Le Spec­ta­teur éman­cipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 106.
3 Mieke Bal, « Migra­tory Aesthe­tics », Another Publi­ca­tion, Franc­fort : Revolver Publi­shing, 2007, p. 13–19.
L’auteur

Elsa Gomis est spécia­liste en cinéma et arts plastiques.

Citer cet article

Elsa Gomis, « Lampe­dusa dans l’œil des artistes contem­po­rains. À propos de : Fede­rica Mazzara, Refra­ming Migra­tion. Lampe­dusa, Border Spec­tacle and Aesthe­tics of Subver­sion, Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Vienne, Peter Lang, 2019. », in : Elsa Gomis, Perin Emel Yavuz et Fran­cesco Zucconi (dir.), Dossier « Les images migrent aussi », De facto [En ligne], 24 | Janvier 2021, mis en ligne le 29 Janvier 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2021/01/06/defacto-024–06/

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