Documenter la douleur des autres : souvenirs, identités et appartenance dans les imaginaires diasporiques des Teochew

Khatharya Um, politologue

La mémoire traumatique est un héritage avec lequel les descendants des rescapés du génocide cambodgien doivent négocier pour trouver leur place dans une histoire rompue, celle de leurs parents, et en France, pays où ils sont nés. Pour certains d’entre eux, l’art et la littérature sont un moyen de réparer les blessures.

Image issue du docu­men­taire de Mathieu Pheng « Une mino­rité visible invi­sible » (2017). Crédits Mathieu Pheng, Public Sénat.

La migra­tion s’accompagne inva­ria­ble­ment d’une expé­rience de boule­ver­se­ment, mais les circons­tances du dépla­ce­ment des réfu­giés du Cambodge – dont un nombre impor­tant de Chinois origi­naires du sud de la Chine, les Teochew – équi­vaut à une réelle rupture. Le géno­cide mené par les Khmers rouges qui a anéanti près d’un quart de la popu­la­tion a laissé une géné­ra­tion dépourvue d’an­ciens et une frac­ture qui n’a pas été refermée quatre décen­nies plus tard. Pour les réfu­giés cambod­giens, cette sépa­ra­tion forcée est accen­tuée par l’ap­pa­rente perma­nence de l’exil. Comme pour tous les réfu­giés et survi­vants cambod­giens, cette expé­rience du géno­cide est au cœur de la mémoire diaspo­rique des Teochew, une mémoire déjà compli­quée par l’histoire de dépla­ce­ments répétés (de la Chine au Cambodge et du Cambodge à la France) et par un rapport ambi­va­lent non seule­ment envers le Cambodge et son passé géno­ci­daire mais aussi envers la Chine qui est restée silen­cieuse face à la persé­cu­tion de ses diasporas.

Comme mes recherches l’ont montré, ces histoires sont large­ment cryp­tées dans le silence qui hante les familles de réfu­giés, proje­tant les ombres du passé géno­ci­daire à travers les géné­ra­tions. Les réflexions sur le travail de mémoire sino-cambod­gien éclairent la rela­tion entre lieux – de vie et d’appartenance –, mémoire et iden­tité diaspo­rique. Elles éclairent les condi­tions qui faci­litent ou entravent la trans­mis­sion inter­gé­né­ra­tion­nelle ainsi que les luttes des géné­ra­tions post-réfu­giées – celles qui n’ont pas vécu les trau­ma­tismes mais qui sont néan­moins hantées par eux – pour récu­pérer cette histoire, et, à travers elle, leur place et leur appar­te­nance à de multiples espaces de connexion.

Ce texte fait réfé­rence aux prises de paroles de descen­dants de réfu­giés cambod­giens (Jenny Teng, Mathieu Pheng et Lana Chhor) lors de la confé­rence « Géné­ra­tions Post-refugié.e.s » orga­nisée à Sciences Po en décembre 2018. L’analyse de leur parole démontre à quel point le silence autour de la mémoire du géno­cide des Khmers rouges est un élément consti­tutif des iden­tités des descen­dants nés et éduqués en France.

Les générations post-génocide face au silence

Dans ses réflexions sur le silence « post-géno­cide », Jenny Teng, cinéaste fran­çaise d’ori­gine cambod­gienne Teochew, souligne qu’il existe « une culture du récit, de l’histoire, de la trans­mis­sion des mots, qui est fonda­trice de la diaspora et la culture juive » qu’on ne retrouve pas chez les Sino-cambod­giens, ce qui rend le témoi­gnage encore plus diffi­cile. Liant le silence à la honte et la culpa­bi­lité des survi­vants face à de telles violences et de telles pertes, elle note : « Les témoi­gnages viennent ouvrir quelque chose qui était très secret. Et c’est peut-être parce que, dans ce secret, il y a une forme de culpa­bi­lité et une honte que ces enfants, que cette deuxième géné­ra­tion porte depuis l’enfance. » Pour Lana Chhor, auteure d’origine sino-cambod­gienne, le silence engendre des effets dévas­ta­teurs non seule­ment « pour celui qui porte le silence mais aussi pour ceux à qui il est imposé. » Souli­gnant l’effet du silence qui, de manière simul­tanée, lie et frac­ture, elle compare la famille enve­loppée par le silence à une « prison » où « chacun [se trouve] dans des cellules indi­vi­duelles ». Les géné­ra­tions suivantes se retrouvent ainsi sans les outils néces­saires pour recons­truire et comprendre ces histoires et ces récits non seule­ment au sens linguis­tique mais aussi culturel et expé­rien­tiel. Comme le note Lana Chhor, « il est doulou­reux de grandir dans le silence car les mêmes ques­tions reviennent, mais toujours sans réponses. »

« Quelle place on donne aux disparus, aux défunts qui n’ont pas reçu de sépultures ? Les survivants ont en mémoire et au quotidien gardé une place, quelle est cette place ? »

Jenny Teng, cinéaste et chercheure

Le credo répu­bli­cain de l’as­si­mi­la­tion en France ne laisse pas de place à la plura­lité des histoires, ce qui invi­si­bi­lise non seule­ment les histoires des commu­nautés diaspo­riques en France mais aussi les enche­vê­tre­ments de ces histoires avec l’his­toire colo­niale et post-colo­niale de la France. Cet effa­ce­ment permet à la France de ne consi­dérer les réfu­giés que comme des personnes à sauver et les poli­tiques d’asile comme une action huma­ni­ta­riste plutôt que comme une respon­sa­bi­lité. Pour beau­coup, comme l’exprime Jenny Teng, le vide créé par l’in­connu et le non reconnu provoque un ques­tion­ne­ment exis­ten­tiel : « où se sent-on chez soi, physi­que­ment, symbo­li­que­ment ? » Pour les géné­ra­tions post-réfu­giées, histo­ri­ciser leur iden­tité est donc un moyen d’af­firmer leur huma­nité et indi­vi­dua­lité (person­hood) et, comme le dit Lana Chhor, « d’enlever les étiquettes que la société nous met malgré nous ». En récu­pé­rant ces histoires enfouies et désa­vouées, ils récu­pèrent un lien avec un passé, et à travers ce passé une place dans le présent – au Cambodge, en Chine, en France – et une iden­tité collec­tive qui s’oppose à l’in­vi­si­bi­li­sa­tion, à l’al­té­rité, et à un « entre-deux » qui signifie essen­tiel­le­ment être à l’extérieur.

Les générations post-génocide face à la mémoire

Comme pour d’autres histoires trau­ma­tiques, avec le passage des géné­ra­tions, les ques­tions de trans­mis­sion et de conser­va­tion de la mémoire acquièrent une certaine urgence. Écri­vant sur la trans­mis­sion de la « tutelle de l’Holocauste », l’écrivaine Eva Hoffman décrit la deuxième géné­ra­tion comme « la géné­ra­tion char­nière dans laquelle les connais­sances reçues et trans­fé­rées des événe­ments sont trans­for­mées en histoire ou en mythe1. Comment les géné­ra­tions « post­mé­moire », ainsi que les appelle une autre écri­vaine, Marianne Hirsch, reçoivent-elles et négo­cient-elles ces « expé­riences puis­santes, souvent trau­ma­ti­santes, qui ont précédé leur nais­sance mais qui leur ont pour­tant été si profon­dé­ment trans­mises qu’elles semblent consti­tuer des souve­nirs pleins ? » Comment raconter et aborder la « douleur des autres sans se l’ap­pro­prier » comme la philo­sophe Susan Sontag l’a si bien décrit ? Et comment faire cela avec seule­ment des frag­ments de souve­nirs, glanés ici et là, et à distance depuis son perchoir géné­ra­tionnel ? Quelles sont, le cas échéant, les négo­cia­tions entre éthique et esthé­tique de la mémoire ?

« Le credo républicain de l’assimilation en France ne laisse pas de place à la pluralité des histoires, ce qui invisibilise non seulement les histoires des communautés diasporiques en France mais aussi les enchevêtrements de ces histoires avec l’histoire coloniale et post-coloniale de la France. »

Khatharya Um

Signi­fi­ca­ti­ve­ment, à partir de leur « proxi­mité distan­ciée », les géné­ra­tions post-réfu­giées peuvent s’en­gager dans cette histoire trau­ma­ti­sante d’une manière impos­sible pour les survi­vants de la première géné­ra­tion. Les « entre-deux » spatiaux, tempo­rels et géné­ra­tion­nels, des lieux que Mathieu Pheng, docu­men­ta­riste d’ori­gine franco-cambod­gienne, décrit comme « les endroits où ça fric­tionne » – ne sont pas seule­ment des espaces de tension mais aussi de possi­bi­lité, où la distance géné­ra­tion­nelle offre de nouvelles pers­pec­tives, un senti­ment d’ur­gence renou­velé, où le créatif et le critique peuvent émerger des ruines de la guerre, du géno­cide et de l’exil. Pour Jenny Teng, qui centre ses œuvres sur cette notion d’« entre », la créa­tion est un pont entre le passé et le présent, et la caméra une fenêtre vers un passé doulou­reux qui « permet à la personne qui témoigne, de se consti­tuer en témoin dans le sens premier, c’est-à-dire qu’elle va dire ce qu’elle a vu, ce qu’elle a connu pour l’inscrire dans l’histoire. Le docu­men­taire a cette force-là, qui est de sortir du cercle fami­lial et de l’affect, peut-être trop chargé, pour s’adresser à la fenêtre qu’ouvre la caméra. » Les docu­men­taires offrent égale­ment une oppor­tu­nité de dialogue inter­gé­né­ra­tionnel et de co-créa­tion qu’elle consi­dère comme ouvrant la voie « pour sortir du tabou fami­lial » même si cela prend du temps.

Si l’art et l’écri­ture ont leur rôle dans la promo­tion des liens inter­gé­né­ra­tion­nels et de la guérison, ils ne peuvent ni consoler ni restaurer les pertes subies par les réfu­giés. Pour Jenny Teng, la possi­bi­lité offerte par la créa­tion artis­tique n’est pas forcé­ment la récu­pé­ra­tion, qu’elle juge impos­sible, mais un moyen de « permettre à la soli­tude d’être un petit peu apaisée… Donc c’est vrai­ment consoler la souf­france de la souf­france, pas la souf­france en elle-même. » Égale­ment investie dans la poten­tia­lité répa­ra­trice de l’art, Lana Chhor voit les mots comme aidant à suturer le vide et la bles­sure engen­drés par le silence spec­tral de l’his­toire : « Autant qu’ils peuvent blesser, je suis inti­me­ment convaincue que les mots peuvent réparer. »


1 Eva Hoffman, After Such Know­ledge : Memory, History and the Legacy of the Holo­caust, New York : Public Affairs, 2004, p.15.

Pour aller plus loin

Litté­ra­ture scientifique

  • Um, Khatharya « Passages inter­gé­né­ra­tion­nels de la mémoire », in P. Nardin, H. N. Suppya, Hélène & N. Phay, Cambodge : Carto­gra­phie de la Mémoire, L’Asiathèque, 2017.
  • Eva Hoffman, After Such Know­ledge : Memory, History and the Legacy of the Holo­caust, New York : Public Affairs, 2004.
  • Marianne Hirsch, « The Gene­ra­tion of Post­me­mory », Poetics Today [en ligne], 29, n°1, 2008, p. 103–128.
  • Susan Sontag « Regar­ding the Pain of Others », Diogene [en ligne], n° 201, 2003/​1, p. 127–139.

Livres et films testimoniaux

  • Lana Chhor, Géné­ra­tion Peau de banane. Ou la vie après les Khmers rouges, roman, auto édition, 2018.
  • Jenny Teng, Tours d’Exil, France, 2009, 55 min., docu­men­taire, Les Films d’un jour.
  • Mathieu Pheng, L’Absence, Cambodge, 2007, 30 min., docu­men­taire, Rithy Panh et Bophana production.
  • Mathieu Pheng, Une mino­rité visible invi­sible, France, 2017, 29 min, repor­tage, Public Sénat, 2017
L’auteure

Khatharya Um est poli­to­logue et profes­seure d’études ethniques à l’Uni­ver­sité de Cali­fornie-Berkeley, États-Unis.

Citer cet article

Khatharya Um, « Docu­menter la douleur des autres : souve­nirs, iden­tités et appar­te­nance dans les imagi­naires diaspo­riques des Teochew », in : Hélène Le Bail et Ya-Han Chuang (dir.), Dossier « Diaspora chinoise, géné­ra­tions, enga­ge­ment », De facto, n°23, nov. 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/11/18/defacto-023–03/ 

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