Les parapluies du Perthus. La Retirada et les paradoxes de la visibilité

Marianne Amar, historienne

Malgré sa force évocatrice, le caractère iconique de l’image documentaire fait parfois ombrage à une partie de la mémoire des événements. Les photographies de l’exil espagnol en France à la fin des années 1930 en témoignent, il faut savoir épuiser le visible pour saisir une réalité plus enfouie de cet épisode. L’historienne Marianne Amar se confronte à cet exercice et propose une relecture de quatre images de la Retirada.

Il pleu­vait ce jour-là au col du Perthus, mais la mémoire n’en a rien gardé. Les photo­gra­phies de l’exil espa­gnol en France — près de cinq cent mille réfu­giés au début de 1939, à la fin de la guerre civile — construisent, par leur abon­dance, un conti­nent visuel au croi­se­ment des icono­gra­phies de la guerre et de l’exil. Ce terri­toire sans cesse redes­siné par des images retrou­vées, constitue un corpus labile, patiem­ment édifié par des photo­graphes aux trajec­toires multiples. Les uns, comme Robert Capa ou David Seymour, ont affûté leur vision en Espagne, pendant la guerre. Ils arrivent à la fron­tière dans le sillage des réfu­giés, ne restent que quelques jours mais produisent des icônes. D’autres, comme Auguste Chauvin, travaillent à Perpi­gnan. Ils assistent à l’événement depuis la France et en rendent compte dans la diver­sité de ses lieux et de ses acteurs. Les derniers, enfin, comme Augusti Centelles, photo­graphe de l’armée répu­bli­caine espa­gnole interné à son arrivée, en sont à la fois les prota­go­nistes et les témoins.

Pour­tant, en dépit de cette abon­dance, ce corpus demeure travaillé par l’invisibilité. Manquent les images « absentes », perdues ou détruites dans la tour­mente qui va suivre. Mais l’invisibilité se cache aussi dans les replis de la photo­gra­phie, qu’il faut ques­tionner et « inquiéter » pour en révéler toute la puis­sance docu­men­taire. Les images les plus connues de la Reti­rada fonc­tionnent comme des icônes, qui construisent un réper­toire visuel désor­mais bien balisé : la « vague » des réfu­giés saisie fron­ta­le­ment au col du Perthus ; l’empilement des armes confis­quées aux soldats ; les femmes et les enfants harassés ; les réfu­giés enca­drés par des gendarmes ; les camps d’internement impro­visés, puis struc­turés autour des marques de l’ordre — barbelés, baraques, mira­dors. Autant d’archétypes qui assurent dura­ble­ment la mise en spec­tacle du réfugié, mais qu’il faut mettre en doute pour dévoiler ce qui reste invi­sible. On propo­sera, pour esquisser une méthode, quatre exer­cices de relecture.

Robert Capa, Ancien membre de la Phil­har­monie de Barce­lone dans un camp de concen­tra­tion pour réfu­giés espa­gnols, Bram (France), Mars 1939. Corpy­right : Magnum

Le premier constitue une mise en abyme de l’image et de son auteur. Robert Capa arrive à Argelès, en mars 1939, passa­ble­ment abattu. Il avait quitté les exilés juste avant l’ouverture de la fron­tière ; il revient pour un repor­tage sur les camps d’internement. Sa posi­tion a changé. Il n’est plus le témoin engagé aux côtés des combat­tants, mais un visi­teur qui doit solli­citer auto­ri­sa­tions et accré­di­ta­tions. Distance accrue par sa posi­tion person­nelle : apatride, bientôt « indé­si­rable » pour l’administration fran­çaise, il pense rejoindre sa famille déjà installée à New York. « Ici, le moral est mauvais et je ne sais pas ce qui va se passer. », a‑t-il confié à sa mère début février. Entre Argelès et Le Barcarès, Capa prend, à sa manière, congé de l’Espagne et son portrait d’un réfugié, violon à la main, ressemble fort à un auto­por­trait du photo­graphe, qu’il faut relire au travers de sa biogra­phie, inquiet et d’une infinie mélancolie.

Guerre d’Es­pagne – Réfu­giés sur la fron­tière des Pyré­nées » Le chemi­ne­ment pitoyable » – La guerre civile en Espagne. l’exode des espa­gnols sur les routes des Pyré­nées. Février 1939, fuyant devant l’avancée de l’armée natio­na­liste de Franco, des milliers de réfu­giés espa­gnols se dirigent vers la France. Copy­right : Jean-Sébas­tien Baschet

Retour à la fron­tière. Une photo­gra­phie publiée par L’Illustration en février 1939 montre un groupe sur la route du col d’Arès. Deux enfants et un adulte cheminent diffi­ci­le­ment, tous trois mutilés, entourés d’un autre homme et d’un adoles­cent. Rien ne permet alors de les iden­ti­fier, mais quelle impor­tance ? Cadrés d’assez près, privés de détails contex­tuels, ils incarnent les « désastres de la guerre » et l’image prend ainsi une portée univer­selle. Or, deux enquêtes menées dans les années 20001 permettent de la relire autre­ment. Avancent côte à côte, et sur deux rangs, Mariano Gracia et ses trois enfants. À leurs côtés, marche Thomas Coll, un Fran­çais ancien combat­tant de 14–18, lui aussi mutilé, venu en voisin soutenir et accom­pa­gner les réfu­giés. S’incarne donc ici, dans le silence de l’image, des gestes ordi­naires de soli­da­rité, qui viennent nuancer les repré­sen­ta­tions d’une France hostile et xénophobe.

Le camp de Bram, saisi par Augusti Centelles à hauteur d’interné, brouille égale­ment les évidences. Auto­risé à conserver son maté­riel et à photo­gra­phier à l’intérieur des barbelés, il tient boutique dans une baraque, vend ses tirages aux gendarmes et béné­ficie de l’aide logis­tique du comman­dant. Tous les internés ne furent pas, bien sûr, logés à pareille enseigne. Mais les images de Centelles, leurs condi­tions de produc­tion et les comptes minu­tieu­se­ment tenus dans son journal révèlent que la photo­gra­phie fut, pour lui, un instru­ment de survie et contri­buent à mettre en lumière, dans une chro­no­logie fine, les socia­bi­lités complexes dans les camps de la République.

À Perpi­gnan, Auguste Chauvin fournit la presse, surtout locale, et, pour des événe­ments d’importance, il tire et vend des séries de cartes postales. Il fera ainsi un « Album souvenir de l’exode espa­gnole » (sic) légendé en deux langues. Dans sa chro­nique quoti­dienne de la Reti­rada, Chauvin révèle des présences et des moments ignorés : les soldats colo­niaux, mobi­lisés pour surveiller les réfu­giés, cara­co­lant sur la plage d’Argelès à côté de leur campe­ment ; les forces fran­quistes arri­vées au Perthus et fêtant leur victoire ; les réfu­giés passant la fron­tière de nuit ; la visite d’Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur.

Auguste Chauvin, Réfu­giés sous la pluie. Cliché vrai­sem­bla­ble­ment pris fin janvier. Archives dépar­te­men­tales des Pyré­nées-Orien­tales, fonds Chauvin », 22NUM27FI6.

Les photo­gra­phies de Chauvin n’ont pas la puis­sance des icônes, mais elles en sont l’indispensable contre­point. Nulle dimen­sion héroïque dans ses cadrages et ses compo­si­tions : Chauvin reste à bonne distance des réfu­giés sans jamais faire corps avec l’exil. Mais avec ces images banales, parfois maladroites, il les dépouille, par instants, d’une iden­tité de réfugié et les réin­tègre dans une vie ordi­naire. Attendre devant le bureau de change ou ceux de la douane ; faire halte pour manger, en uniforme, sur le bord de la route ; aller aux nouvelles à l’entrée d’une baraque ; regarder la mer. Et sortir un para­pluie pour s’abriter d’une averse au Perthus.

1 Voir Progreso Marin, Exil. Témoi­gnages sur la guerre d’Espagne, les camps et la résis­tance au fran­quisme, Portet-sur-Garonne, Editions Louba­tières, 2005.

Pour aller plus loin
  • Marianne Amar, « 1939, L’ordre et le chaos. Les réfu­giés d’Espagne dans le cadre photo­gra­phique », M.-C. Blanc-Chaléard, C. Douki, A. Dulphy, M.-A. Matard-Bonucci, D’Italie et d’ailleurs. Mélanges en l’honneur de Pierre Milza, PUR, 2014.
  • Archives dépar­te­men­tales des Pyré­nées Orien­tales, Enllà de la Patria /​Au-delà de la patrie. Exil et inter­ne­ment en Rous­sillon (1939–1948), Canet, Éditions Trabu­caire, 2011.
  • Bruno Cabanes, Un siècle de réfu­giés. Photo­gra­phier l’exil, Paris, Seuil, 2019.
  • Agusti Centelles, Camp de réfu­giés, Bram, 1939, Paris, Jeu de Paume, 2009.
  • Teresa Ferré, « Vers une icono­gra­phie de l’exil : la mise en spec­tacle du réfugié », in : Gene­viève Dreyfus-Armand et Dolores Fernandez Martinez, Dossier « L’art en exil. Les artistes espa­gnols en France », Exils et migra­tions ibériques au XXe siècle, nouvelle série, n°6, automne 2014 et Rive­neuve Conti­nents, n°18, automne 2014.
L’auteure

Marianne Amar est respon­sable de la recherche au Musée national de l’histoire de l’immigration. Elle est cher­cheuse asso­ciée à l’Institut des sciences sociales du poli­tique et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Marianne Amar, « Les para­pluies du Perthus. La Reti­rada et les para­doxes de la visi­bi­lité », in : Antonin Durand (dir.), Dossier « Aux sources de la migra­tion », De facto, n°22, oct. 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/10/08/defacto-022–04/

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