Sylvain Pattieu, historien et romancier
Alors que les violences conjugales se sont accrues pendant le confinement, l’historien et romancier Sylvain Pattieu livre une réflexion sur les conditions d’une société juste. À partir de ce documentaire produit par Vincent Faivre, il offre un regard sensible sur l’exercice difficile du travail d’une juge d’instruction.
« Conflit est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres, aux uns il a donné formes de dieux, aux autres d’hommes, il a fait les uns esclaves, les autres libres » : ainsi disait Héraclite du temps des Grecs antiques, ainsi résumait-il les oppressions, les dominations, la lutte des classes et des individus, pour s’élever, pour soumettre, pour assurer sa place et celle des siens, pour aussi longtemps que possible.
Ni juge ni soumise est un film documentaire consacré à la juge bruxelloise Anne Gruwez. Elle est dans son bureau, elle est sur le terrain, dans une voiture de policiers à qui elle réclame la sirène, le gyrophare. Elle reçoit ses clients, comme elle les appelle, futurs prisonniers ou futurs libérés. Elle regarde déterrer un cadavre pour une autopsie, équipée d’un parapluie rose pour se protéger du soleil. Elle pose des questions, elle morigène ceux qui sont face à elle. Avec le sourire, souvent.
Une société ne peut se résumer à un seul conflit, à un unique rapport de force. Il y a celui entre capital et travail, patrons et employés, il est fondamental. Mais dans notre monde marqué par le patriarcat, il y a aussi les rapports entre les hommes et les femmes. Le racisme comme réalité structurelle, les héritages des périodes coloniales, les inégalités actuelles entre pays du Nord et pays du Sud, dessinent encore d’autres formes de domination. Tout ça se mêle, s’entrechoque, en chaque individu. On n’est jamais seulement patron ou employé, on est aussi un homme ou une femme (on peut passer de l’un à l’autre), on vient de quelque part, nos parents aussi. On a une apparence, une trajectoire sociale, un capital culturel en évolution constante.
Le film est issu de la série documentaire Strip-Tease, même s’il est plus long que le format habituel. Il reprend les procédés habituels de la série : les images sont montées, saccadées, livrées brutes, sans commentaire. Comme spectateur, on est confronté aux situations et aux paroles sans commentaire ni voix-off, sans intervention autre que la subjectivité du montage. Hormis cette médiation implicite, on prend tout, c’est violent, c’est direct.
Je suis face à l’écran, je regarde, je suis mal à l’aise, je m’immisce dans cette intimité entre une juge et ses prévenus, les paroles sont crues, les situations souvent dures, on a quelques moments, pas l’intégralité des affaires, difficile de faire son opinion, de saisir plus que ces bribes interrompues. Elle a le pouvoir de libérer ou d’emprisonner, de mener l’enquête ou d’abandonner, on n’a d’autre possibilité que de voir la justice suivre son cours. On ne sait pas toujours quoi penser.
La violence sociale peut sembler abstraite. Pourtant, elle maintient des groupes entiers dans une position subalterne, dévalorisée, discriminante.
Dans le documentaire, Anne Gruwez traite toutes sortes d’affaires. Une bonne part de son travail consiste toutefois à recevoir des individus soupçonnés de violences contre des plus faibles : des femmes, souvent, des personnes âgées. Entre les mains de madame la juge il y a des dossiers, des preuves irréfutables ou des éléments à examiner scrupuleusement, il y a mention des antécédents et des récidives. Beaucoup de ses clients sont étrangers, ou d’origine étrangère.
Il y a plusieurs formes de violences dans une société. Celle des individus envers d’autres individus est la plus évidente, elle nous touche directement quand on en est victime. La violence sociale peut sembler plus abstraite, elle maintient pourtant des groupes entiers dans une position subalterne, dévalorisée, discriminante.
Anne Gruwez ne se laisse pas faire par ceux qui rentrent dans son bureau. Un homme soupçonné de meurtre la provoque, lui demande ce qui se passerait s’il refusait un prélèvement ADN, elle répond très calmement, je vous ferais plaquer au sol, on utiliserait la manière forte. Elle a de son côté la violence légitime, légitime au sens de la loi, celle de l’État. L’homme rigole un peu, elle précise, des policiers vous plaqueraient, mais si j’étais seule face à vous, je vous mettrais moi-même à terre, je suis très bonne en self-défense. L’homme est décontenancé, il ne sait plus quoi dire. Elle n’est plus alors la juge face au client, elle est la femme face à l’homme qui la regarde de haut, elle lui dit je n’ai pas peur parce que je suis juge, je n’ai pas peur non plus en tant que femme. Face à un autre qui a frappé sa femme, elle ne laisse pas passer l’excuse de la tradition, du c’est comme ça chez nous. Chez vous, c’est la Belgique, elle lui dit. Parfois elle fait un peu trop la leçon, on se demande de quoi elle se mêle, mais il n’y a pas de mépris dans ses mots. Simplement, on n’oublie pas qu’elle a de son côté la puissance publique, on devine aussi, derrière les personnes dans son bureau, des trajectoires brisées d’avance. Il y en a un qui s’estime injustement traité, il retourne en prison, il lui promet, en partant, s’il sort il part en Syrie, s’il sort il devient djihadiste.
Une justice idéale, elle doit être capable de sanctionner, sans doute, et d’expliquer, et d’éduquer, et de faire changer.
Il y a dans son bureau beaucoup d’hommes qui frappent des femmes, certains qui en tuent. Ça existe dans tous les milieux, cette violence des hommes envers les femmes, chez les riches et chez les pauvres. Avec le confinement, on dit que ces violences augmentent. Dans ma rue la police est venue, chez un couple âgé, plus de soixante-dix ans. Un voisin m’a raconté, depuis le début du confinement, la vieille dame, celle qui porte des chocolats aux étrennes pour mes enfants, pleure, elle dit que son mari la bat. Le confinement aggrave les violences conjugales dans tous les milieux, sans doute, mais on imagine que les sources de tension sont encore pires dans un petit logement, quand on n’a pas de jardin pour prendre l’air, quand on a des problèmes d’argent. On devine de même, en voyant les clients de madame la juge, la chape de misère sociale, parfois d’ignorance, qui pèse sur eux. Ils ont frappé des plus faibles et ils sont victimes d’injustices sociales, alors on a envie de les accabler et aussi un peu de les défendre.
Mais seulement les défendre, ce serait de la condescendance, ce serait nier la douleur des victimes. Une justice idéale, elle doit être capable de sanctionner, sans doute, et d’expliquer, et d’éduquer, et de faire changer. Conflit est le père, à tous les niveaux, et à chaque échelle de violence, d’oppression, il faudrait être capable de déterminer les causes, de mesurer en chacun la part de bourreau et de victime, tout ça tellement imbriqué, un travail au millimètre, où personne, en définitive, n’est exonéré, car être rendu responsable, c’est aussi se voir reconnaître la possibilité d’être un acteur à part entière.
L’auteur
Sylvain Pattieu est maître de conférences en histoire et enseigne dans le master de création littéraire de l’Université Paris 8‑Saint-Denis. Il est membre junior de l’Institut Universitaire de France.
Citer cet article
Sylvain Pattieu, « Conflit est le père. À propos de Ni juge ni soumise de Jean Libon et Yves Hinant, 2017 », in : Nelly El-Mallakh et Hillel Rapoport (dir.), Dossier « Migration, intégration et culture : approches économiques », De facto [En ligne], 20 | Juin 2020, mis en ligne le 15 juin 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/06/10/defacto-020–05/
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