« Sans-papiers mais pas sans droits. Le difficile combat des ex-Bara de Montreuil en temps de covid-19 », tribune de Claire Lévy-Vroelant pour De facto, 28 mai 2020

Claire Lévy-Vroelant, sociologue

Dans le contexte de la pandémie, les personnes en situation irrégulière sont mises en péril par des conditions d’habitat dégradées. Les anciens habitants sans-papiers du foyer de la rue Bara se mobilisent pour leurs droits malgré des perspectives limitées.

La crise sani­taire et sociale provo­quée par la Covid-19 est-elle vrai­ment inédite ? Cette crise brutale génère-t-elle une situa­tion excep­tion­nelle, ou bien, au contraire, révèle-t-elle, comme à travers un verre gros­sis­sant, le régime de violence, voire de barbarie dans lequel vivent les hommes, fait « d’une seule et unique catas­trophe, qui sans cesse amon­celle ruines sur ruines et les préci­pite aux pieds [de l’Ange de l’histoire] », et où les dominés sont toujours les vaincus ? La ques­tion mérite d’être posée et c’est en exami­nant la situa­tion des sans-papiers que nous tente­rons d’y répondre.

Certes, la gestion de l’épidémie de Covid-19, qu’on la critique ou qu’on la loue, creuse des inéga­lités verti­gi­neuses. Les trous béants du filet de sécu­rité et l’arrêt des acti­vités lucra­tives non sala­riées ou faible­ment rému­né­rées font basculer dans la misère une partie de la popu­la­tion. Le préfet de Seine-Saint-Denis aurait évoqué l’éventualité d’émeutes de la faim : « Nous comp­tons entre 15 000 et 20 000 personnes qui, entre les bidon­villes, les héber­ge­ments d’ur­gence et les foyers de travailleurs migrants, vont avoir du mal à se nourrir », écrit-il. Dans son allo­cu­tion du 28 avril, le Premier ministre a acté l’inégalité entre les terri­toires : les rouges – ironie du label — pauvres et densé­ment peuplés, seront les derniers à sortir du confi­ne­ment, alors qu’y habitent en plus grande propor­tion qu’ailleurs ceux qui, à leurs risques et périls, soignent, nettoient, gardent, cuisinent, livrent et sécu­risent au quoti­dien. Dont les sans-papiers. Appau­vris parmi les appau­vris, soudai­ne­ment privés de leurs ressources habi­tuelles et arrêtés net dans leur parcours du combat­tant vers une régularisation. 

Or, faut-il le rappeler, la situa­tion d’irrégularité admi­nis­tra­tive n’est pas une donnée de nature mais un construit social et poli­tique. Comment se fabrique la condi­tion d’irrégulier ? Être sans-papier, avec son cortège de sujé­tions, appa­raît sous une lumière crue à la faveur de leur détresse écono­mique et de leur impos­sible confinement. 

Comment peut-on être sans papier ? Les passés dans le présent

La situa­tion actuelle tient bien entendu du temps long de la struc­ture, mais aussi de l’immédiat et de la conjonc­ture. Du côté du struc­turel, on observe que les dispo­si­tions fixant les condi­tions de séjour des étran­gers sont au service de poli­tiques migra­toires malthu­siennes et répres­sives depuis au moins trente ans. En remon­tant plus encore dans le temps, c’est toujours leur subor­di­na­tion à la raison d’État et au marché du travail qui est la règle. L’immigration dite « sauvage » n’apparaît comme un problème qu’avec le ralen­tis­se­ment de la crois­sance et le resser­re­ment du marché de l’emploi. Dès 1972, les circu­laires Marcellin-Fontenay restrei­gnant forte­ment les condi­tions d’entrée et de séjour. Les luttes des « sans-papiers » se multi­plient dans les foyers, sous la forme de grèves de la faim. À partir de 1974, l’immigration de travail est arrêtée et le régime de libre circu­la­tion dont béné­fi­ciaient la plupart des ressor­tis­sants des anciennes colo­nies est supprimé. La réforme du dispo­sitif d’ad­mis­sion excep­tion­nelle au séjour (2007) est suivie de la circu­laire Valls du 28 novembre 2012 qui parachève l’harmonisation des pratiques préfec­to­rales, dans un sens répressif on l’aura compris : pouvoir discré­tion­naire et trai­te­ment au cas par cas deviennent la règle. 

Du côté du conjonc­turel, le sort des sans-papiers est aggravé, depuis le confi­ne­ment, d’abord par l’arrêt des acti­vités écono­miques qui les prive de toute ressource, ensuite par la ferme­ture des préfec­tures, enfin par les risques majorés qu’ils courent du fait de leurs condi­tions d’habitat. Exclus des trois comman­de­ments annoncés par Édouard Philippe le 28 avril, à savoir protéger, tester et isoler, les sans-papiers pour­raient légi­ti­me­ment contester cette exclu­sion et réclamer la régu­la­ri­sa­tion de leur situa­tion admi­nis­tra­tive. Le Portugal l’a fait même si la mesure est tempo­raire. Et n’en déplaise à Chris­tophe Castaner, qui affir­mait le 14 avril sur le 7/​9 de France inter, « Nous avons fait comme le Portugal, mais avant [lui] », la France manque à ses devoirs et à ses promesses. Certes les titres de séjour ont été prolongés de six mois, mais cette mesure n’a rien à voir avec la déli­vrance d’un titre pérenne. Et si l’accès aux soins pour tous est en théorie assuré par le dispo­sitif AME, qui vient d’être révisé à la baisse, malgré les alertes des cher­cheurs et la réac­tion des asso­cia­tions, dans la pratique cette aide reste diffi­cile à obtenir. Or, et c’est là le point nouveau, parce qu’ils habitent la rue, des foyers infor­mels ou d’autres « loge­ments de fortune », les sans-papiers sont ipso facto privés de toute protection. 

Les ex-Bara : arrêt sur image 

Comme le montre un collectif d’associations « les 34 000 rési­dents de quelque 200 Foyers de travailleurs migrants (FTM) sont parti­cu­liè­re­ment exposés au risque de conta­mi­na­tion ». Dans certains de ces foyers, la situa­tion sani­taire et sociale est effroyable. Des témoi­gnages font état de personnes isolées et affa­mées décou­vertes dans leurs chambres. 

À Montreuil, au foyer informel du 138 rue de Stalin­grad, la crise sani­taire a placé quelque 270 hommes dans une situa­tion inédite à laquelle j’ai récem­ment consacré un article dans Métro­po­li­tiques ». Qualifié de « bombe sani­taire » par certains médias (ici et , par exemple), expres­sion reprise par les soutiens, le sort de ces migrants sans-papiers résulte d’un tri opéré suite à une double expul­sion : de leur foyer histo­rique de la rue Bara d’abord le 29 novembre 2018, suite à  un arrêté « d’ex­trême urgence pour risque grave de sécu­rité » pris par le maire Patrice Bessac le 21 septembre 2018, des locaux vides de l’AFPA appar­te­nant à l’Etat réqui­si­tionnés par le maire lui-même ensuite, le 29 octobre 2019. Cette expul­sion entraine un tri parmi les habi­tants de la rue Bara : ceux qui disposent d’un titre de séjour et ceux qui n’en disposent pas. Tandis que les premiers, titu­laires d’un contrat avec Coallia, qui gérait le foyer Bara, sont relogés dans un foyer provi­soire, les seconds, qu’on appel­lera dès lors les « ex-Bara », sont accom­pa­gnés, après trois jours à la rue, dans un hangar de 700 m2, une ancienne entre­prise de nettoyage dont le proprié­taire actuel est l’Établissement public foncier d’Île-de-France. Où le confi­ne­ment les saisit. 

Crédit : Frédé­rick Péchin/​BARA’­Land

Dans ce local impro­bable, les hommes dorment à quelques centi­mètres les uns des autres dans des lits super­posés. Aucune « distan­cia­tion sociale » n’est possible. Nulle propo­si­tion de desser­re­ment ou de relo­ge­ment n’a été faite aux ex-Bara, en contra­dic­tion avec la note inter­mi­nis­té­rielle du 27 avril qui demande aux préfets « de desserrer des centres d’hébergement et des foyers de travailleurs migrants […] »1. Début avril, une quaran­taine de personnes affai­blies auraient été placées dans un hôtel à Bondy suite à la visite d’un médecin municipal. 

Pour­tant, la mise à l’abri ne fait pas l’unanimité. Le senti­ment d’abandon qui prédo­mine encou­rage l’option consis­tant à rester sur place, ne pas bouger, ne pas se séparer. Voire refuser d’être testé. L’épisode de l’AFPA en a échaudé plus d’un. « Si on dit aux gens prends ta valise et va à l’AFPA, ils ne vont pas accepter ça », avance un délégué, rappe­lant que l’expulsion brutale, au petit matin, avait entrainé trois nuits à la rue et la perte défi­ni­tive de leurs affaires pour de nombreux hébergés2. Ce posi­tion­ne­ment résulte de l’hétérogénéité du groupe qui le vulné­ra­bi­lise et maxi­mise les causes de désac­cords et les risques de récu­pé­ra­tion. Il révèle aussi la dégra­da­tion de la situa­tion et l’absence de perspectives.

Le lien s’est distendu avec l’avocate spécia­liste du droit des étran­gers, Célia Nour­re­dine que j’ai rencon­trée et qui tente malgré tout d’as­surer le suivi indi­vi­duel des dossiers. Déjà lour­de­ment entravé par la déma­té­ria­li­sa­tion des rendez-vous en préfec­ture, son travail est mis à mal par l’expulsion d’abord, le confi­ne­ment ensuite. Les rela­tions tendues entre le maire et le préfet ne faci­litent pas la compré­hen­sion des enjeux et nour­rissent les soup­çons. Sur les bande­roles qui tapissent la façade du squat, on peut lire : « Nous sommes les Travailleurs sans papiers. Depuis 1968 le foyer Bara existe. Montreuil est symbo­lique pour nous. On ne bouge pas de Montreuil ».

Crédit : Frédé­rick Péchin/​BARA’­Land

Perspectives malgré tout 

Les délé­gués du 138 dénoncent l’option sani­taire comme étran­gère à leur cause. Être reconnus comme sujets de droit et non comme hôtes poten­tiels du virus, ou de corps malades, telle est la reven­di­ca­tion qu’ils portent. Pour­tant, dans un contexte où les « admis­sions excep­tion­nelles au séjour » ne sont accor­dées qu’au cas par cas, où de rares luttes collec­tives connaissent une issue victo­rieuse, comme celle des « neuf coif­feuses de Magenta », ou des vingt-cinq Maliens du chan­tier de la rue de Breteuil, c’est bien à partir de leur droit à être protégés que les sans-papiers pour­raient obtenir gain de cause.

La situa­tion actuelle est haute­ment para­doxale : côté obscur, la crise sani­taire a non seule­ment appauvri, fragi­lisé et isolé les sans-papiers, privés de leurs ressources habi­tuelles, mais elle a aussi entraîné l’arrêt des rendez-vous en préfec­ture et la ferme­ture des guichets permet­tant l’enregistrement des demandes d’asile. Côté lumière, et même si les décen­nies précé­dentes ont rompu avec les régu­la­ri­sa­tions collec­tives, pas moins de douze textes, signés très large­ment, ont pu être recensés depuis le début du confi­ne­ment en faveur de la régu­la­ri­sa­tion. Un mouve­ment de soli­da­rité est percep­tible, qui pour­rait faire bouger le rapport de force et renverser la tendance malthu­sienne et répres­sive qui prévaut depuis des décen­nies : on découvre que les sans-papiers, qui assurent d’ordinaire le bon fonc­tion­ne­ment de nombreux services sans coûter très cher à des employeurs hypo­crites et parfois protégés au plus haut niveau de l’État, ont aussi des droits, ces droits sociaux mini­maux univer­sels dont la jouis­sance est une condi­tion de la dignité humaine et un garant de la paix civile. Sur le terrain, conscients de la néces­sité se poser en inter­lo­cu­teurs pour la défense de leurs propres droits, les sans-papiers s’organisent. La France s’honorerait de changer de cap et de renouer avec une campagne de régu­la­ri­sa­tions collective. 

1 Note inter­mi­nis­té­rielle aux Préfets INTK2000179J, 27 mars 2020.

2 Visite du 21 avril 2020.

Pour aller plus loin

Béguin Hélène, 2011. « La trans­for­ma­tion des foyers de travailleurs migrants. Des ‘accom­mo­de­ments raison­nables’ ? », Métro­po­li­tiques, https://​www​.metro​po​li​tiques​.eu/​L​a​-​t​r​a​n​s​f​o​r​m​a​t​i​o​n​-​d​e​s​-​f​o​y​e​r​s​-​d​e.html

Collectif, 2019. Les réfu­giés sont notre avenir. Les causes profondes, la posi­tion de l’Etat, l’accueil citoyen, Ginkgo éditeur,240 pages

GISTI, 2016, Préca­ri­sa­tion du séjour, régres­sion des droits. Penser l’immigration autre­ment, 160 pages.

Lendara Anna­lisa, Rodier Claire, Vertongen Youri Lou (dir.), 2019. La crise de l’accueil. Fron­tières, droits, résis­tances. La décou­verte, Recherches, 314 pages

Lévy-Vroe­lant Claire, 2018. L’incendie de l’hôtel Paris-Opéra. 15 avril 2005. Enquête sur un drame social, Créa­phis (Format passe­port), 2018, 480 pages

Lochak Danièle, 1997, « Les poli­tiques de l’immigration au prisme de la légis­la­tion sur les étran­gers », In : Didier Fassin et al. Les lois de l’inhospitalité. Les poli­tiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Décou­verte, pp. 29–45, 1997, 2

L’auteure

Claire Lévy-Vroe­lant est profes­seure émérite de socio­logie à l’Université de Paris 8 Saint-Denis. Elle est membre du centre de recherche sur l’habitat (LAVUE, UMR 7218 du CNRS), cher­cheure asso­ciée à l’UR 12 de l’INED et fellow de l’Institut Conver­gences Migra­tions. Elle est membre de plusieurs comités édito­riaux de revues inter­na­tio­nales : Housing Studies, Inter­na­tional Journal of Housing Policy, Euro­pean Journal of Home­less­ness

Ses recherches portent sur la ville, le chan­ge­ment social, les migra­tions, l’habitat et le loge­ment, dans une pers­pec­tive prenant en compte la longue durée. Elle est engagée dans la défense du droit des étrangers. 

Citer cet article

Claire Lévy-Vroe­lant, « Sans-papiers mais pas sans droits. Le diffi­cile combat des ex-Bara de Montreuil en temps de covid-19 », De facto [En ligne], Tribunes, mis en ligne le 28 mai 2020. URL : https://​www​.icmi​gra​tions​.cnrs​.fr/​2​0​2​0​/​0​5​/​2​7​/​d​e​f​a​c​t​o​-​t​r​i​b​u​nes-01

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