Racisme et inégalités face à la Covid-19 au Royaume-Uni

Laia Bécares, épidémiologue, et James Nazroo, sociologue

Traduction depuis l’anglais par Solène Brun et Patrick Simon

Les minorités ethniques au Royaume-Uni sont confrontées à un risque élevé lié à la Covid-19, du fait des profondes inégalités socio-économiques, qui s’entremêlent au racisme structurel. Pour assurer l’efficacité des discussions scientifiques et politiques, il est urgent de considérer l’impact de la discrimination raciale.

Une femme, protégée par un masque, devant une fresque dans le centre de Londres repré­sen­tant une soignantes du National Health Service – Source : inconnue (aidez-nous à la retrouver : defacto@​icmigrations.​fr)

Il existe désor­mais de sérieuses preuves que des inéga­lités ethno-raciales dans les infec­tions liées à la Covid-19 et aux décès, existent au Royaume-Uni comme ailleurs. Au Royaume-Uni, les premiers éléments sont venus de la recon­nais­sance crois­sante de la part des médias et de l’opinion publique qu’une propor­tion impor­tante des travailleurs·ses du NHS (Service national de santé) et du personnel soignant décédé·e·s n’étaient pas blancs. Un rapport de l’Intensive Care National Audit and Research Centre (Centre national d’audit et de recherche des soins inten­sifs) a mis en évidence que 35 % des personnes admises en soins inten­sifs en raison de la Covid-19 faisaient partie d’une mino­rité ethno-raciale. Il établit aussi que ces patients admis en soins inten­sifs avaient par ailleurs plus de risques d’y mourir : 48,4 % des patients blancs sont décédés en soins inten­sifs, contre 55,3 % des patients appar­te­nant à une mino­rité ethno-raciale. De même, une étude plus récente portant sur 106 soignant·e·s décédé·e·s des suites de la Covid-19 a montré que 63 % d’entre elles et eux étaient issu·e·s d’une mino­rité ethno-raciale, et qu’un peu plus de la moitié n’était pas née au Royaume-Uni.

Alors que la part de la popu­la­tion issue d’une mino­rité non-blanche est estimée à 14 % dans le recen­se­ment de 2011, ces chiffres suggèrent une forte surre­pré­sen­ta­tion de ce groupe parmi les personnes décé­dées du fait de la pandémie. Cette impres­sion est par ailleurs renforcée par l’analyse des données rendues publiques par le NHS, qui suggèrent une augmen­ta­tion signi­fi­ca­tive des taux de morta­lité des personnes issues des mino­rités, après prise en compte de l’âge et du lieu de rési­dence, et par des données montrant que les varia­tions géogra­phiques du risque de morta­lité liée à la COVID-19 sont forte­ment asso­ciées à la propor­tion de la popu­la­tion qui est issue d’un groupe ethnique mino­ri­taire. Surtout, alors que les statis­tiques montrent des varia­tions entre groupes mino­ri­taires, elles indiquent que, quel que soit le groupe mino­ri­taire d’appartenance, le risque face à l’épidémie est supé­rieur à celui encouru par les blancs majo­ri­taires. En un mot, le risque accru de morta­lité en lien avec la Covid-19 existe pour tous les groupes exposés à un processus de racialisation.

Conditions de vie précaires et vulnérabilité

Les raisons de telles inéga­lités ethno-raciales face à la Covid-19, aux compli­ca­tions de santé et aux décès qu’elle entraîne, ont suscité un impor­tant débat public. Il n’est peut-être pas surpre­nant que le point central de ces débats ait été la proba­bi­lité que de tels risques accrus résultent des inéga­lités socio-écono­miques sous-jacentes auxquelles font face les personnes issues de mino­rités ethno-raciales. En effet, la plupart des groupes mino­ri­taires sont davan­tage vulné­rables à une infec­tion par la Covid-19 et ont des diag­nos­tics plus pessi­mistes, parce qu’ils ont de plus grandes proba­bi­lités d’avoir un emploi peu rému­néré et précaire, de vivre dans des loge­ments surpeu­plés et dans lesquels plusieurs géné­ra­tions coha­bitent, et d’habiter dans des quar­tiers défa­vo­risés avec de forts taux de pauvreté et des niveaux de pollu­tion élevés (Byrne et al. 2020).

Les personnes appar­te­nant à une mino­rité ethno-raciale sont aussi plus souvent employées dans des secteurs qui favo­risent le risque d’exposition au coro­na­virus. Leur surre­pré­sen­ta­tion concerne les secteurs du trans­port et de la livraison, les métiers de la sécu­rité, de soignant·e·s (aides-soignant·e·s, infirmièr·e·s, technicien·nes, etc.) et du ménage, et le secteur de la santé et du social de manière géné­rale. Non seule­ment ces métiers augmentent le risque d’infection, mais certains d’entre eux ont aussi été les derniers à rece­voir les équi­pe­ments de protec­tion indi­vi­duelle néces­saires à la réduc­tion du risque de trans­mis­sion du virus. Notons par ailleurs que les personnes qui occupent ces métiers ont tout à coup été consi­dé­rées comme des travailleurs·ses-clefs et célébré·e·s comme tel·le·s, alors que, depuis des décen­nies, les mino­rités ethno-raciales qui occupent ces emplois subissent la préca­rité de l’emploi, de faibles rému­né­ra­tions et de la discrimination.

Il est manifeste que les conséquences négatives liées à la Covid-19 [sur la santé des minorités ethno-raciales] sont amplifiées par les inégalités socio-économiques qui pré-existaient à la pandémie.

En plus d’une expo­si­tion accrue à l’infection en raison de leur surre­pré­sen­ta­tion parmi les travailleurs·ses-clefs et d’une plus grande vulné­ra­bi­lité à la Covid-19 dûes aux inéga­lités socio-écono­miques, les mino­rités ethno-raciales sont aussi plus suscep­tibles de présenter des patho­lo­gies liées à une augmen­ta­tion du risque de compli­ca­tions et de morta­lité liées à la Covid-19, telles que l’asthme, le diabète, l’hypertension, et les mala­dies cardiaques coro­na­riennes. Ces états de santé sont liés à des facteurs sociaux si bien que les inéga­lités socio-écono­miques, décrites plus haut, auxquelles les mino­rités ethno-raciales sont confron­tées, entraînent un risque accru de déve­lopper de telles patho­lo­gies. Il est donc évident que les risques accrus asso­ciés au virus, que connaissent les personnes issues des mino­rités ethno-raciales, sont un élément déter­mi­nant d’inégalités ethno-raciales de santé plus larges. Et il n’est pas moins mani­feste que les consé­quences néga­tives liées à la Covid-19 sont ampli­fiées par les inéga­lités socio-écono­miques qui pré-exis­taient à la pandémie.

Les fondements de la discrimination raciale

Derrière cette complexité, un élément essen­tiel demeure toute­fois typi­que­ment absent des enquêtes sur les inéga­lités ethno-raciales de santé. Les inéga­lités socio-écono­miques que subissent les mino­rités ethno-raciales sont elles-mêmes déter­mi­nées par un racisme struc­turel et insti­tu­tionnel tenace, et par les discri­mi­na­tions raciales. Toute expli­ca­tion de ces inéga­lités de santé se limi­tant aux condi­tions socio-écono­miques et ne prenant pas en compte la manière dont elles ont été, et conti­nuent d’être, façon­nées par des processus de raci­sa­tion hérités de la colo­ni­sa­tion ne pour­rait produire une compré­hen­sion des inéga­lités ethno-raciales, et à y apporter des solu­tions. Une myriade d’études au Royaume-Uni et ailleurs docu­mentent aujourd’hui le rôle du racisme dans la struc­tu­ra­tion des inéga­lités en matière d’éducation, d’emploi et de revenus, de loge­ment ou encore d’exposition à la pollu­tion. De plus, des liens ont été mis en évidence entre les expé­riences de discri­mi­na­tion raciale et la santé mentale et physique, notam­ment au sujet de l’asthme et de l’hypertension (Nazroo 2003, Wallace et al. 2016, Williams et al. 2019). Il faut souli­gner que ces processus n’opèrent pas de manière isolée mais conjointe, qu’ils renforcent ainsi des inéga­lités diverses dans de nombreux domaines au long de la vie des personnes, et qu’ils se trans­mettent d’une géné­ra­tion à l’autre.

Exclure le racisme – la racine des inéga­lités ethno-raciales face à la Covid-19 – des discus­sions scien­ti­fiques et des poli­tiques publiques au sujet des causes et des consé­quences de la pandémie de coro­na­virus peut mener à des recherches et des mesures poli­tiques dange­reuses et inef­fi­caces. Celles-ci incluent des approches réduc­tion­nistes et infon­dées qui supposent que les inéga­lités ethno-raciales face à la Covid-19 pour­raient être liées à des diffé­rences biologiques/​génétiques ou cultu­relles. Un tel raison­ne­ment, s’il risque de renvoyer à l’époque du racisme scien­ti­fique, a toute­fois été relayé dans certains appels à projets publiés au Royaume-Uni. 

Avant de répondre à de telles inter­ro­ga­tions, nous devrions nous poser une ques­tion simple : « Quelles pour­raient bien être les simi­la­rités biolo­giques ou cultu­relles entre une famille issue d’une mino­rité ethnique vivant à Tower Hamlets1 à Londres, et une autre vivant à Detroit dans le Michigan, les deux faisant face à un risque accru de compli­ca­tions et de morta­lité en raison de la Covid-19 ? ». Plus qu’à des risques géné­tiques et cultu­rels communs, leur surex­po­si­tion tient à ce qu’elles vivent toutes deux dans des quar­tiers délaissés avec une concen­tra­tion de pauvreté et des hauts niveaux de pollu­tion, des emplois précaires et sous-payés, et des loge­ments dégradés et surpeu­plés. Leurs vies se déroulent dans le cadre contraint d’un racisme struc­turel et insti­tu­tionnel, et elles sont profon­dé­ment marquées par l’expérience des discri­mi­na­tions raciales. C’est sur les points communs entre ces popu­la­tions que les poli­tiques et la recherche doivent porter leur atten­tion. Ils sont le produit du racisme systé­mique. Dans ce contexte, les risques accrus des mino­rités ethno-raciales face à la Covid-19 étaient prévi­sibles, comme cela s’est avéré être le cas, et ils auraient pu et dû être anticipés.

Exclure le racisme – la racine des inégalités ethno-raciales face à la Covid-19 – des discussions scientifiques et des politiques publiques au sujet des causes et des conséquences de la pandémie de coronavirus peut mener à des recherches et des mesures politiques dangereuses et inefficaces.

Le fait que Public Health England2 ait été chargé par le gouver­ne­ment d’évaluer l’ampleur des inéga­lités ethno-raciales dans les consé­quences de la Covid-19 constitue un chan­ge­ment d’approche signi­fi­catif, et d’autant plus appré­ciable que les poli­tiques mises en œuvre contre les inéga­lités de santé ont large­ment éludé la ques­tion ethno-raciale. Cepen­dant, il est crucial de replacer la situa­tion actuelle dans la longue durée des inéga­lités ethno-raciales de santé et, ce faisant, de ne pas éluder le rôle du racisme dans leur produc­tion. De même, l’évaluation doit égale­ment porter sur les préju­dices, pour les personnes issues des mino­rités, causés par les réponses gouver­ne­men­tales à la pandémie du coro­na­virus, et s’at­teler rapi­de­ment aux moyens de les atténuer. 

Ces réponses gouver­ne­men­tales ont été justi­fiées par leur capa­cité estimée à réduire l’impact de la COVID-19 sur le système de santé du NHS, afin notam­ment de préserver ses capa­cités à dispenser des soins aux patients atteints de formes sévères de l’infection. L’hypothèse est que cela compen­se­rait les consé­quences extrê­me­ment néga­tives en termes écono­miques, sociaux et psycho­lo­giques. Ainsi, les béné­fices directs en termes de santé sont jugés bien supé­rieurs en moyenne aux effets néga­tifs. Néan­moins, la situa­tion des mino­rités ethno-raciales est bien plus précaire que la « moyenne », ce qui signifie que ces mesures produisent certai­ne­ment des effets bien plus néga­tifs sur ces dernières, à court et à long terme. De plus, plusieurs dimen­sions plus puni­tives du confi­ne­ment, comme les modi­fi­ca­tions appor­tées à la loi sur la santé mentale, les contrôles poli­ciers et l’interruption de la prise en charge clinique des patho­lo­gies pré-exis­tantes, vont avoir des effets plus drama­tiques sur les personnes racisées.

À moins qu’il ne nomme expli­ci­te­ment le racisme et le conçoive comme un système d’oppression condi­tion­nant les risques d’exposition et de mora­lité liés à la Covid-19, et qu’il ne prenne en compte les inéga­lités ethno-raciales dans les réponses à la pandémie du coro­na­virus, le gouver­ne­ment court le risque de renforcer les injus­tices ethno-raciales dans les trajec­toires sociales et de santé au Royaume-Uni.


1 Quar­tier popu­laire de Londres, marqué par une forte présence de personnes issues de mino­rités ethno-raciales (ndt).
2 Public Health England est une agence exécu­tive du Depart­ment of Health and Social Care au Royaume-Uni, issu de la réor­ga­ni­sa­tion du NHS. L’agence a été créée en 2013 (ndt).

Pour aller plus loin
Les auteur·e·s

Laia Bécares est Senior Lecturer en Sciences sociales appli­quées (travail social et services sociaux) à l’Université de Sussex.

James Nazroo est profes­seur de socio­logie à l’Université de Manchester, direc­teur adjoint du Centre on Dyna­mics of Ethni­city (CoDE).

Citer cet article

Laia Bécares et James Nazroo, « Racisme et inéga­lités face à la Covid-19 au Royaume-Uni », in : Solène Brun et Patrick Simon (dir.), Dossier « Inéga­lités ethno-raciales et pandémie de coro­na­virus », De facto [En ligne], 19 | Mai 2020, mis en ligne le 15 mai 2020. URL : https://​www​.icmi​gra​tions​.cnrs​.fr/​2​0​2​0​/​05/15/defacto-019–02-fr

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