Sinophobie et racisme anti-asiatique au prisme de la covid-19

Ya-Han Chuang, sociologue

La propagation de la pandémie à l’échelle mondiale a mis au jour le racisme vis-à-vis des personnes perçues comme « Asiatiques ». Si les propos et les gestes anti-asiatiques dans les pays occidentaux proviennent en partie du vieux fantasme du « péril jaune », l’hostilité à l’égard des populations chinoises, surtout en Asie de l’Est et du Sud-Est, est un phénomène relativement récent du rejet de la domination politique et économique de la Chine.

Auto­por­traits de jeunes Asia­tiques lors de la mobi­li­sa­tion sur les réseaux sociaux avec le hashtag « JeNeSuisPasUnVirus »

Une « minorité modèle » face au racisme 

En France et dans de nombreux pays occi­den­taux, les Asia­tiques ont souvent été consi­dérés comme une « mino­rité modèle », c’est-à-dire une mino­rité « bien inté­grée », qui réussit écono­mi­que­ment et qui progresse dans l’échelle sociale à travers les géné­ra­tions. L’éti­quette de mino­rité modèle a des effets pervers, notam­ment dans la produc­tion d’at­tentes sociales trop élevées et cari­ca­tu­rales pour les enfants asia­tiques, ceux-ci gran­dis­sant avec l’idée selon laquelle il n’y aurait qu’une seule façon d’être asia­tique1. D’autre part, l’im­pres­sion qu’ils « s’en sortent mieux » tend à occulter ou atté­nuer leurs expé­riences de racisme. Ainsi, pendant long­temps, au moins en France, les Asia­tiques ont été exclus du champ des mouve­ments anti­ra­cistes. Depuis la mort de coutu­rier Zhang Chaolin en 2016 à Auber­vil­liers, quelques collec­tifs ont été fondés pour dénoncer le racisme anti-asia­tique, souvent exprimé par les agres­sions et les vols violents. Aujourd’hui, la pandémie liée au coro­na­virus révèle de nouvelles dimen­sions du racisme anti-asia­tique. Comme l’ex­prime le hashtag « JeNe­Suis­Pa­sUn­Virus », une fran­çaise adoptée d’ori­gine Corée du Sud, dont le témoi­gnage a été publié par la cinéaste Aman­dine Gay le 27 janvier 2020 sur Twitter :

Avec ce hashtag, l’au­teure, avec qui nous nous sommes entre­tenue, voulait inciter à partager des témoi­gnages, ce qui semble avoir fonc­tionné puis­qu’il a été relayé par de nombreux jeunes Asia­tiques sur les réseaux sociaux. Au fur et à mesure que la pandémie s’est étendue au monde entier, l’am­pleur des actes contre des personnes perçues comme asia­tiques s’est inten­si­fiée à l’échelle mondiale. Dans quel sens la sino­phobie (aver­sion pour la Chine) et le racisme anti-asia­tique (racisme vis-à-vis les personnes perçues comme Asia­tiques) s’ali­mentent-ils l’un et l’autre ? Nous propo­sons de décor­ti­quer ces stéréo­types, repré­sen­ta­tions et senti­ments à des échelles variées afin de comprendre ce processus de racia­li­sa­tion parti­cu­liè­re­ment mis en lumière par la pandémie de covid-19.

Le « péril jaune », revitalisation d’un vieux fantasme dans l’espace médiatique 

Tout d’abord, le processus de racia­li­sa­tion des personnes asia­tiques se fonde sur la revi­ta­li­sa­tion des stéréo­types qui créent de l’al­té­rité à l’égard de la Chine et de la popu­la­tion chinoise dans la repré­sen­ta­tion média­tique. Ainsi, peu après l’an­nonce du confi­ne­ment à Wuhan, le 26 janvier, le Cour­rier Picard titre en une de son journal « Coro­na­virus chinois : alerte jaune », et publie le même jour un édito­rial inti­tulé « Le péril jaune ? ». Une telle évoca­tion de ce vieux fantasme implique la racia­li­sa­tion des popu­la­tions chinoises en France et génère de la haine et du rejet. L’embrasement média­tique a alors porté sur toutes sortes de fantasmes liés aux pratiques culi­naires des Chinois, consi­dé­rées comme arrié­rées, sinon barbares. Sur les réseaux sociaux, on assiste à un défer­le­ment de publi­ca­tions sur les habi­tudes alimen­taires des personnes chinoises ou suppo­sées telles, créant un amal­game entre la consom­ma­tion d’ani­maux sauvages en Chine et les restau­rants des immi­grés chinois à l’étranger.

En construisant une hiérarchie entre, d’un côté, des pratiques culinaires décrites comme exotiques et archaïques et, d’un autre, les habitudes européennes, considérées comme civilisées et supérieures, ces clichés renforcent l’altérisation des personnes perçues comme asiatiques.

Le phéno­mène n’est toute­fois pas nouveau. Le cliché des Asia­tiques qui mange­raient des animaux domes­tiques, par exemple, est bien connu de la popu­la­tion d’ori­gine asia­tique en France. En construi­sant une hiérar­chie entre, d’un côté, des pratiques culi­naires décrites comme exotiques et archaïques et, d’un autre, les habi­tudes euro­péennes, consi­dé­rées comme civi­li­sées et supé­rieures, ces clichés renforcent l’al­té­ri­sa­tion des personnes perçues comme asia­tiques. Ainsi, dans de nombreux pays (France, Angle­terre, Canada, Japon…), un nombre impor­tant de restau­rants chinois a été confronté à une chute drama­tique de leur chiffre d’af­faires à cause du rejet des consom­ma­teurs. Les commerces alimen­taires chinois, et dans une moindre mesure les autres restau­rants asia­tiques (japo­nais, viet­na­miens, thaï­lan­dais, etc.) ont ainsi été les premières victimes de ce racisme basé sur des préjugés sani­taires. Le processus de racia­li­sa­tion et d’al­té­ri­sa­tion s’est égale­ment accom­pagné d’une déshu­ma­ni­sa­tion des popu­la­tions chinoises. Les propos du jour­na­liste Emma­nuel Lechypre, lors de la commé­mo­ra­tion des victimes du Covid-19 en Chine le 3 avril sur BFMTV, en témoignent : « Ils enterrent les Pokémon », avait-il commenté, déclen­chant des réac­tions immé­diates parmi les popu­la­tions asiatiques.

Tout change et rien ne change. Si ces clichés essen­tia­listes sont loin d’être nouveaux, la propa­ga­tion du nouveau coro­na­virus a toute­fois produit un contexte favo­rable à la diffu­sion de paroles et d’actes racistes envers les personnes d’ori­gine chinoise et, plus large­ment, d’ori­gine asiatique.

Agressions racistes envers des personnes « Asiatiquetées »

Au-delà des réseaux sociaux où les paroles racistes se libèrent et les clichés se bana­lisent, cette xéno­phobie va de la prise de distance dans l’es­pace public aux agres­sions verbales ou physiques. Notre enquête en cours avec des immi­grés chinois en région pari­sienne révèle la diver­sité de ces agres­sions. Parmi les personnes inter­ro­gées, beau­coup soulignent leur réti­cence à porter un masque de crainte d’être la cible d’agres­sions ; une partie choisit d’y renoncer pour éviter le risque, l’autre l’uti­lise mais se sent mal à l’aise. Une femme témoigne d’agres­sions verbales telles que « corona ! » dans la rue. Des enfants asia­tiques ont été égale­ment harcelés à l’école, certains ont été appelés « virus »2.

De l’Eu­rope à l’Amé­rique du Nord, les médias ont fait état d’agres­sions verbales voire physiques vis-à-vis non seule­ment de Chinois ou de personnes d’ori­gine chinoise, mais aussi de Singa­pou­riens, Thaï­lan­dais, etc. En Italie, plusieurs cas d’agres­sions ont égale­ment été rapportés, l’un d’eux ayant conduit la victime à l’hô­pital. Une élue italienne a publié des propos racistes sur son compte Twitter, dési­gnant les Chinois comme les respon­sables du virus. Aux États-Unis, notam­ment en Cali­fornie, où résident de nombreuses commu­nautés immi­grées origi­naires d’Asie de l’Est, le nombre de cas d’agres­sions verbales et physiques racistes rapporté par semaine était de plus de 600 fin mars et a dépassé 1 400 en avril.

Cette hausse des agres­sions visant les Asia­tiques aux États-Unis est indé­nia­ble­ment une consé­quence directe de la « poli­ti­sa­tion du virus ».

La politisation du virus à l’échelle internationale 

La crise sani­taire a égale­ment provoqué une hosti­lité vis-à-vis de la globa­li­sa­tion incarnée par la Chine, ainsi que le révèle le débat autour de la déno­mi­na­tion de « China virus » ou « Wuhan virus ».

En 2015, l’OMS a publié une recom­man­da­tion sur la déno­mi­na­tion des épidé­mies. Dans ce guide, l’OMS décon­seille clai­re­ment de nommer des mala­dies par le nom d’une popu­la­tion, d’un animal, d’une région ou d’un aliment. Ce guide des bonnes pratiques a été préci­sé­ment réalisé pour éviter les actions discri­mi­na­toires et/​ou stig­ma­ti­santes. Or, depuis le début de la pandémie, le président améri­cain Donald Trump insiste pour nommer ce virus le « virus chinois ». La provo­ca­tion de Trump s’ins­crit dans la stra­tégie anti-Pékin clai­re­ment exprimée depuis son élec­tion, qui tente de défendre la posi­tion hégé­mo­nique des États-Unis dans l’ordre inter­na­tional face à une puis­sance chinoise qui s’im­pose. Cela renforce égale­ment la légi­ti­mité de la guerre commer­ciale contre la Chine et inter­pelle indi­rec­te­ment une compo­sante impor­tante de son élec­torat : les ouvriers blancs sensibles aux reven­di­ca­tions du « Buy American ». Néan­moins, la diabo­li­sa­tion de la Chine par l’ap­pel­la­tion « China virus » cata­lyse égale­ment la haine contre toutes les personnes « Asia­ti­que­tées », ce qui explique le nombre impor­tant d’agressions.

La pandémie a non seulement incité les populations à affirmer leurs frontières géographiques et symboliques avec la Chine, mais a également redessiné les frontières internes entre les « nous » et « ils » au sein de ces sociétés qui ont des échanges intenses avec la Chine.

Dans une moindre mesure, cette hosti­lité contre la Chine s’ob­serve égale­ment en Asie de l’Est, région parti­cu­liè­re­ment liée aux influences écono­miques et poli­tiques chinoises. À Taïwan et à Hong Kong, la peur de la pandémie se greffe notam­ment sur la tension poli­tique avec Pékin et se traduit par un rejet des citoyens chinois. D’un côté, à Hong Kong, début février, les aide-soignants appellent à la ferme­ture de fron­tières avec la Chine en se mettant en grève ; de l’autre, à Taïwan, un vif débat sur « qui peut rentrer à Taïwan et béné­fi­cier de la sécu­rité sociale » s’en­flamme, excluant notam­ment les citoyens chinois ayant épousé des Taïwa­nais et leurs enfants ayant la natio­na­lité chinoise. Autre­ment dit, la pandémie a non seule­ment incité les popu­la­tions à affirmer leurs fron­tières géogra­phiques et symbo­liques avec la Chine, mais a égale­ment redes­siné les fron­tières internes entre les « nous » et « ils » au sein de ces sociétés qui ont des échanges intenses avec la Chine.

Outre la haine et la peur provo­quées par la pandémie, la colère contre le gouver­ne­ment chinois, perçu comme respon­sable de la pandémie mondiale, incite égale­ment à criti­quer l’im­pact poli­tique et écono­mique de la Chine. Ainsi, en avril, sur Twitter, les jeunes inter­nautes thaï­lan­dais lancent le hashtag « Milk Tea Alliance » pour reven­di­quer une soli­da­rité entre les jeunes en Asie. Bien que le débat ait commencé par des propos ironiques sur le patrio­tisme des jeunes Chinois, la discus­sion a rapi­de­ment convergé avec d’autres critiques à l’en­contre de la Chine, notam­ment le projet chinois des Barrages sur le Mékong. Consi­dé­rant la pandémie de la covid19 comme rele­vant de la respon­sa­bi­lité du régime chinois, ces jeunes reprennent à leur compte l’ap­pel­la­tion du « Virus Wuhan » ou « Virus Chinois ». Au Japon, le deuxième parte­naire commer­cial de la Chine, le gouver­ne­ment a mani­festé sa volonté de freiner la dépen­dance écono­mique à l’égard de la Chine en annon­çant les retraits des inves­tis­se­ments des entre­prises japo­naises en Chine. En somme, le covid-19 a provoqué une crainte de la mondia­li­sa­tion incarnée par la Chine. Il importe ainsi d’ana­lyser si ces émotions se traduisent par un déve­lop­pe­ment de l’hos­ti­lité et de la stig­ma­ti­sa­tion à l’égard des touristes et des commer­çants chinois, possibles agents de cette globa­li­sa­tion chinoise en Hexagone.

Des stratégies défensives « par le haut » et « par le bas » 

De cette analyse, il ressort ainsi trois méca­nismes qui contri­buent à la stig­ma­ti­sa­tion et à l’ex­clu­sion des personnes chinoises et/​ou asia­tiques (ou perçues comme telles) pendant la crise sani­taire : la construc­tion média­tique de l’in­fé­rio­rité et de l’al­té­rité à travers le fantasme du « péril jaune » ; les agres­sions racistes visant toutes les personnes « asia­tiques » et leur assi­mi­la­tion à la Chine ; enfin, l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion de senti­ments anti-Pékin au service de poli­tiques ou de discours xéno­phobes. Tandis que les deux premiers phéno­mènes sont déjà plus ou moins connus et docu­mentés, le troi­sième s’avère être un méca­nisme nova­teur du racisme révèle par la pandémie. Ainsi, les anciennes et les plus récentes formes du racisme anti-asia­tique provoquent des stra­té­gies défen­sives au registre variés : d’un côté, en France comme dans d’autres pays, les personnes asia­tiques s’or­ga­nisent pour dénoncer les repré­sen­ta­tions racia­li­sées, à l’instar de la mobi­li­sa­tion virtuelle autour du slogan « #JeNe­Suis­Pa­sUn­Virus ». D’un autre, depuis février, l’ap­pa­reil diplo­ma­tique d’État chinois se mobi­lise pour promou­voir un autre récit de la pandémie dans lequel la Chine devient une puis­sance de l’aide huma­ni­taire inter­na­tio­nale et un modèle de gestion de crises sani­taires. Celle que nous traver­sons Covid-19 révèle à quel point la percep­tion de la poli­tique chinoise alimente le racisme anti-chinois et asia­tique. L’enjeu à venir sera d’ob­server si ces deux approches « par le haut » et « par le bas » vont converger ou s’op­poser, jusqu’à une réor­ga­ni­sa­tion de la soli­da­rité et des alliances entre les « Chinois », les « Asia­tiques », les « Chinois d’outre-mer », les « Chinois de France », avec ou sans les autres mino­rités racisées.


1 Voir par exemple la websérie « Ça reste entre nous » produite par Grace Ly : http://​cares​teen​tre​nous​.com/

2 Émilie Torgemen, « Il faut traiter le virus du racisme », Aujourd’hui en France, 25 février 2020

Pour aller plus loin
L’auteure

Ya-Han Chuang est cher­cheuse postdoc à l’Ined et membre du projet « ChIPRe » (Chinese Immi­grants in Paris Region). Elle est fellow de l’Ins­titut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Ya-Han Chuang, « Sino­phobie et racisme anti-asia­tique au prisme de la Covid-19 », in : Solène Brun et Patrick Simon (dir.), Dossier « Inéga­lités ethno-raciales et pandémie de coro­na­virus », De facto [En ligne], 19 | Mai 2020, mis en ligne le 15 mai 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/05/15/defacto-019–01/

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