“La Turquie et ses voisins face à l’épidémie”, par Adrian Foucher et Théotime Chabre dans The Conversation, 31 mars 2020

La Turquie et ses voisins face à l’épidémie

Adrian Foucher, Univer­sité de Tours et Théo­time Chabre, Aix-Marseille Univer­sité (AMU)

Alors que la Chine semble avoir endigué l’épidémie sur son terri­toire, le coro­na­virus continue son expan­sion mondiale. En Europe, les gouver­ne­ments prennent les uns après les autres des mesures simi­laires pour lutter contre la propa­ga­tion du virus mais peinent à avancer de concert. Si sur le plan sani­taire le Covid-19 nous met face à un danger commun, les enjeux sociaux, poli­tiques et écono­miques en lien avec son déve­lop­pe­ment restent propres à chaque terri­toire et chaque juridiction.

Cet article présente un état des lieux de la situa­tion turque et de ses espaces fron­ta­liers sud-ouest, sud et sud-est, à savoir les îles grecques qui abritent actuel­le­ment de nombreux migrants ; l’espace nord-syrien (à l’Ouest Idlib, proie à d’importants mouve­ments de popu­la­tions ; à l’Est la région du Rojava sous domi­na­tion kurde et les zones occu­pées par l’armée turque) ; et enfin l’île divisée de Chypre. Malgré les conflits et les divi­sions que connaît cette région du monde, cette approche régio­nale met en évidence l’impossibilité de gérer la pandémie sans coopération.

Nouvelles de Turquie

Le 10 mars 2020, la propa­ga­tion du virus Covid-19 connaît une crois­sance rapide dans plusieurs pays d’Europe. Le ministre turc de la Santé, Fahrettin Koca, déclare alors que si aucun cas n’a encore été réper­torié dans le pays, le risque est extrê­me­ment élevé. Il incite ses conci­toyens à limiter les contacts, à rester chez eux et à prendre des mesures pour protéger leurs aînés.

L’absence du moindre cas révélé paraît alors surpre­nante. L’Iran teste posi­ti­ve­ment ses deux premiers patients atteints du Covid-19 le 19 février. Dès le 23, Ankara annonce la ferme­ture de sa fron­tière avec Téhéran et la suspen­sion des vols à desti­na­tion et origi­naires d’Iran. Si le niveau des échanges entre les deux pays n’est pas parti­cu­liè­re­ment élevé, à échelle locale, certaines villes de l’est du pays, comme Van par exemple, sont en contact fréquent avec la popu­la­tion voisine.

Dès le lende­main de la décla­ra­tion du ministre de la Santé, le 11 mars 2020, un citoyen turc, de retour d’Europe, est testé positif. Une semaine plus tard, le 18 mars, Recep Tayyip Erdogan annonce la mise en place de mesures écono­miques majeures. Paral­lè­le­ment aux ordres de confi­ne­ment partiel (confi­ne­ment pour les plus de 65 ans, ferme­ture des écoles et des univer­sités, bars, clubs, restau­rants, admi­nis­tra­tions et entre­prises consi­dé­rées comme non essen­tielles), le président turc annonce le déblo­cage d’un fonds de 100 milliards de livres turques, soit un peu plus de 14 milliards d’euros, pour soutenir les entre­prises ; le gel des prêts bancaires des entre­prises auprès des banques turques ; et la suspen­sion du paie­ment des assu­rances natio­nales dans près de 11 secteurs d’activité.

Au vu de la crise écono­mique dans laquelle le pays est plongé depuis 2016, l’impact de ces déci­sions est diffi­cile à mesurer pour l’économie turque. Sur le plan sani­taire, le gouver­ne­ment élargit la pratique des tests aux 81 provinces du pays et non plus seule­ment aux prin­ci­paux foyers d’infection. Malgré l’attitude proac­tive et rassu­rante des auto­rités, une partie de la popu­la­tion turque s’inquiète de la réten­tion d’informations qui semble être opérée. Le 19 mars 2020, l’organisation Repor­ters sans fron­tières (RSF) dénon­çait ainsi l’arrestation de deux jour­na­listes turcs pour avoir révélé la conta­mi­na­tion d’un médecin, dans la province de Bartın au bord de la mer Noire pour cause de « trouble à l’ordre public ». L’information a été confirmée et les jour­na­listes libérés. Le 26 mars, c’est un jour­na­liste d’Izmir qui a été entendu par la police pour avoir évoqué deux nouveaux cas de Covid-19 dans sa région. Au 29 mars 2020, le bilan offi­ciel fait état de 9127 cas déclarés et de 131 morts. Selon les décomptes de l’univer­sité Johns Hopkins, la Turquie fait main­te­nant partie des pays où le nombre de cas augmente le plus rapi­de­ment. Les hôpi­taux turcs ont d’ores et déjà reçu de l’équipement et des médi­ca­ments de Chine et se préparent à la vague à venir.

La situation des réfugiés aux frontières de la Turquie

Le 13 mars 2020, l’organisation Méde­cins sans fron­tières exprime dans un commu­niqué l’urgence d’évacuer les camps grecs de réfu­giés où sont installés les migrants. Et pour cause ! À eux cinq, les hots­pots des îles de Chios, Lesbos, Samos, Kos et Leros « accueillent » actuel­le­ment une popu­la­tion de 42 000 personnes. L’insalubrité de ces camps, due au faible nombre de points d’eau et à la promis­cuité des popu­la­tions qui y sont instal­lées, rend tout confi­ne­ment impos­sible et en fait des lieux à très hauts risques de conta­mi­na­tion. Le camp de la Moria sur l’île de Lesbos, qui compte à lui seul une popu­la­tion d’environ 20 000 habi­tants, et en est l’exemple le plus consternant.

Contrai­re­ment à ce qui a été véhi­culé dans les médias ces dernières semaines, les statis­tiques du Haut Commis­sa­riat aux Réfu­giés des Nations-Unies montrent que les arri­vées migra­toires sur les îles depuis les côtes turques sont stables et n’ont pas connu de pic parti­cu­lier. Aussi, aucun cas de coro­na­virus n’a été offi­ciel­le­ment réper­torié dans le camp pour le moment. Mais les arri­vées régu­lières de popu­la­tions venues de Turquie consti­tuent un réel risque de propa­ga­tion. Si le virus venait à se répandre, les dispen­saires de santé implantés sur les îles seront inca­pables de faire face.

La province d’Idlib en Syrie

Ces dernières semaines, les combats oppo­sant les forcées armées turques et les forces d’opposition syriennes aux troupes du président Bachar Al-Assad ont forcé un million de personnes à fuir vers le nord en direc­tion de la fron­tière turque. La plupart ont trouvé refuge dans des écoles, des mosquées et des camps de fortune notam­ment gérés par la Turquie. La situa­tion sani­taire est si drama­tique qu’il serait risible d’espérer voir se mettre en place des mesures sérieuses pour lutter contre la propa­ga­tion du virus.

Plus à l’Est, les régions occu­pées par Ankara sont soumises aux mêmes mesures que la Turquie. L’administration kurde du Nord-Est, parti­cu­liè­re­ment isolée depuis le retrait améri­cain, a appelé au confi­ne­ment de sa popu­la­tion malgré des moyens très limités, son appro­vi­sion­ne­ment en eau étant sous le contrôle de l’armée turque depuis l’offensive d’octobre 2019 et les moyens de dépis­tage étant pour l’instant centra­lisés à Damas.

Le 22 mars, le régime syrien décla­rait son premier cas reconnu de coro­na­virus. Dès le lende­main, le 23 mars, le secré­taire général des Nations-Unies Antonio Guterres appe­lait à un cessez-le-feu total en Syrie afin que des moyens puissent être déployés pour endi­guer l’épidémie dans un pays où une grande partie du système de santé a été détruit. Au-delà du risque vécu par les réfu­giés, la conta­mi­na­tion de ces popu­la­tions qui ne pour­raient être soignées constitue un réel risque de seconde vague de propa­ga­tion.

Politique de gestion à Chypre

Au sud-est de la Turquie, l’épidémie de coro­na­virus donne un nouveau tour au conflit qui oppose les deux parties de l’île de Chypre. Un cas d’école pour aborder la sécu­ri­ti­sa­tion croisée des enjeux sani­taires, migra­toires, écono­miques et socio­po­li­tiques en temps de pandémie mondiale.

Dès février 2020, la rupture par la Turquie de l’accord migra­toire qui la lie à l’UE entraîne de très fortes tensions à la fron­tière greco-turque. La Répu­blique de Chypre est concernée depuis 2016 par une très forte augmen­ta­tion du nombre de deman­deurs d’asile. Selon les données du Cyprus Refugee Council, le nombre de primo-deman­deurs d’asile est passé de 3 055 en 2016 à 7 760 en 2018. Pour 2019, selon l’avis de plusieurs asso­cia­tions qui travaillent auprès des primo-arri­vants, le nombre dépasse celui de 2018, faisant offi­ciel­le­ment de Chypre le pays de l’UE avec le plus haut taux de deman­deurs d’asile dans sa popu­la­tion (3,5 % selon les auto­rités locales).

Alliée tradi­tion­nelle de la Grèce, la Répu­blique s’efforce d’« euro­péa­niser » sa propre situa­tion, en formu­lant son cas comme décou­lant du non-respect par la Turquie de l’accord migra­toire afin de solli­citer un appui de Bruxelles. La plupart des arri­vées venant du Nord, le discours offi­ciel tend à faire le lien entre le conflit, l’ingérence turque et l’augmentation des arri­vées, un discours qui ne se vérifie pas sur le terrain.

Dans le même temps, l’épidémie de coro­na­virus, qui semblait pour le moment se concen­trer sur l’Asie, commence à toucher l’Europe, et en parti­cu­lier l’Italie, ou le premier décès local inter­vient le 21 février. Entre le 28 février et le 9 mars, le gouver­ne­ment de la Répu­blique de Chypre prend deux mesures, offi­ciel­le­ment non liées : envoi de 21 garde-fron­tières à la fron­tière gréco-turque et ferme­ture, pour la première fois depuis les années 2000, de quatre postes-fron­tières de la Ligne verte, dont les deux postes piétons les plus impor­tants pour l’industrie touris­tique du Nord.

Des mani­fes­ta­tions tendues ont lieu au point de passage prin­cipal, dans le centre de Nicosie, pendant une semaine, des deux côtés. Alors que des mili­tants pro-réuni­fi­ca­tion et les auto­rités turques-chypriotes demandent la réou­ver­ture du passage, des suppor­ters du parti d’extrême droite ELAM, proche du parti grec neo-nazi Aube Dorée, demandent la ferme­ture rapide de tous les autres check­points. Une procé­dure de ferme­ture irréa­li­sable en temps normal, la régle­men­ta­tion de la Ligne verte rele­vant de Bruxelles. Une décla­ra­tion évoquant un futur durcis­se­ment des condi­tions de passage de la fron­tière avait déjà entraîné un rappel des règles en vigueur de la part de la Commis­sion en novembre dernier.

Depuis, la situa­tion a empiré. Le 10 mars, les premiers cas sont détectés de chaque côté, et les deux gouver­ne­ments ont fermé les fron­tières internes et externes et confinent leur popu­la­tion. Plus de passages offi­ciels donc, mais pour combien de temps ? Certains, au sud, seront parti­sans de les main­tenir fermés le plus long­temps possible. La pandémie lais­sera des traces ici, comme dans de nombreux terri­toires où la ferme­ture des fron­tières est devenue ces dernières années une reven­di­ca­tion poli­tique de premier plan.

Sur le plan migra­toire, les mesures prises dans le sud sont pour­tant peu effi­caces : la ferme­ture des check­points n’empêche pas les passages, qui se pour­suivent dans des zones boisées. Elles sont aussi déca­lées vis-à-vis des mesures sani­taires : les demandes d’asile ne sont plus étudiées depuis le 17 mars selon l’association Cyprus Asylum Council, bien avant la mise en place du confi­ne­ment total le 25 mars. Une partie auront un impact sur le long terme : la mise en quaran­taine du camp de récep­tion de Purnara est défendue comme mesure prophy­lac­tique mais envi­sagée avant la crise. Pour la première fois, un bateau de 175 Syriens a été refoulé au large de l’île le 20 mars, offi­ciel­le­ment pour cause d’épidémie. Les asso­cia­tions accusent le gouver­ne­ment d’utiliser l’épidémie comme d’une excuse pour envoyer un signal aux candi­dats à la migra­tion. Le bateau s’est échoué le lende­main sur une plage du Nord.

À Chypre-Nord, le gouver­ne­ment a beau jeu de mettre en valeur l’accueil que le pays a fait au bateau syrien, avec le soutien d’associations locales finan­cées par l’Union euro­péenne. Exsangue finan­ciè­re­ment, sous perfu­sion turque, il semble vouloir lutter contre les consé­quences écono­miques du confi­ne­ment en exacer­bant les diffé­rences entre les Turcs-chypriotes et les étran­gers, réser­vant un sort flou aux citoyens turcs : si Chypre-Nord a fermé ses fron­tières aux Turcs, même déten­teurs d’un visa, les rési­dents béné­fi­cie­ront des mesures de soutien écono­mique, contrai­re­ment aux autres étran­gers. Ces derniers, qui forment près de 20 % de la popu­la­tion, privés égale­ment des services de trans­ferts de fonds, se retrouvent dépen­dants d’une aide alimen­taire essen­tiel­le­ment privée.

Les touristes euro­péens, chez qui les premiers cas du Covid-19 ont été iden­ti­fiés, ont été rapa­triés, mais les près de 30 000 étudiants afri­cains et moyen-orien­taux, accusés de grossir les rangs des travailleurs clan­des­tins tout en faisant vivre une des prin­ci­pales indus­tries de service du terri­toire, concentrent les angoisses d’une partie de la popu­la­tion locale. Si bien que plusieurs poli­ti­ciens ont appelé à les expulser massi­ve­ment ou à les parquer dans des camps mili­taires.

L’indispensable coopération

Chacun à leur manière, les acteurs poli­tiques de la région tentent de mettre en place le néces­saire pour limiter la propa­ga­tion du virus sur leur terri­toire. Persiste alors une inter­ro­ga­tion. Dans quelle mesure ces poli­tiques d’endiguement pour­ront-elles être effi­cace si l’espace voisin n’est pas en capa­cité d’agir aussi effi­ca­ce­ment ? Ni la mer, ni les barri­cades, ni les tran­chées n’arrêtent le virus. Celui-ci nous place face à une évidence : l’impérieuse néces­sité de coopérer.

Adrian Foucher, Docto­rant en géogra­phie, membre de l’équipe Monde arabe et Médi­ter­ranée, UMR Citeres et membre de l’axe Migra­tion et Mobi­lité de l’Ins­titut fran­çais d’études anato­liennes à Istanbul, Univer­sité de Tours et Théo­time Chabre, Docto­rant en socio­logie et sciences poli­tiques, Aix-Marseille Univer­sité (AMU)

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