Pourquoi les jeunes d’Afrique subsaharienne partent-ils ?

Doris Bonnet, anthropologue, et Daniel Delanoë, psychiatre et anthropologue

On constate une augmentation croissante des mineurs non accompagnés arrivés en France. Les raisons de leur migration conjuguent une perte d’affiliation et une stratégie du désespoir.

Adoles­cente, Elmina, Ghana. Source : Fllickr. Crédit : Emilio Labrador

L’augmentation impor­tante du nombre de jeunes migrants non accom­pa­gnés suivis par les conseils dépar­te­men­taux au cours des dix dernières années inter­roge non seule­ment les citoyens et les poli­tiques mais égale­ment les cher­cheurs en sciences sociales. En majo­rité jeunes garçons (95 %), souvent âgés de 15 à 18 ans, les jeunes migrants sont issus de divers pays, parmi lesquels l’Afrique subsa­ha­rienne. On ignore souvent les motifs de leur départ. Que s’est-il passé dans les sociétés des pays d’origine ? Ces jeunes sont-ils exclus de leur famille, de leur commu­nauté ? Sont-ils au contraire membre de réseaux de parenté qui les placent dans un projet migra­toire fami­lial ? Les deux logiques se combinent, comme le montre une étude menée dans un centre de consul­ta­tion pédo­psy­chia­trique d’Ile de France auprès de jeunes origi­naires d’Afrique subsa­ha­rienne (Côte d’Ivoire, Guinée, Tchad) suite à divers troubles soma­tiques (états anxieux, insom­nies, addic­tions). Plutôt que d’exclusion, mieux vaut parler d’un processus de désaf­fi­lia­tion fami­liale et sociale (Bonnet & Delanoë, 2019).

Une série de ruptures biographiques

Les entre­tiens font appa­raître des situa­tions de graves crises fami­liales avant le départ vers l’Europe : l’assassinat d’un père, la spolia­tion d’un héri­tage par un oncle après le décès du père, de violentes accu­sa­tions de sorcel­lerie, ou encore le départ d’une mère du foyer conjugal.

La mort du père ou sa dispa­ri­tion du foyer conjugal (maladie, assas­sinat, divorce, abandon de famille, exil) est un événe­ment auquel la famille doit faire face. C’est un facteur majeur de rupture biogra­phique. Certes, ces événe­ments drama­tiques ne sont pas propres aux années 2000 mais l’ampleur des diffi­cultés écono­miques est désor­mais telle que nombre de familles ne sont plus en mesure d’apporter un « soutien de crise » à leurs enfants (voir l’his­toire de Mamadou ci-dessous), ces derniers cher­chant de plus en plus, de leur côté, à s’émanciper des membres de la famille dont le jeune dépend au niveau de sa vie quoti­dienne et de son avenir.

Mamadou, origi­naire d’Afrique centrale

Il avait 14 ans lorsque son père, un oppo­sant poli­tique, a disparu après son arres­ta­tion. Sa mère a fui le domi­cile avec ses deux jeunes frères ; lui-même a été violem­ment frappé par la police. Ses familles pater­nelle et mater­nelle refusent de le prendre en charge par crainte des repré­sailles. Sans soutien, il survit avec des enfants des rues. Fina­le­ment, quelqu’un lui fournit un passe­port et un passeur l’accompagne en avion jusqu’en France. Il reste sans nouvelles de sa famille.

Le critère de la désco­la­ri­sa­tion semble prédo­mi­nant dans le processus de décro­chage social et de désaf­fi­lia­tion de l’enfant. Lorsqu’elle s’accompagne de violences domes­tiques, la désco­la­ri­sa­tion se présente comme une situa­tion-limite. L’enfant semble livré à lui-même et confronté à une forme de déses­poir, acculé à faire un choix exis­ten­tiel. En effet, les jeunes ont plei­ne­ment conscience que la scola­rité ou une forma­tion peut déter­miner leur avenir.

Une crise des modèles culturels…

Certains jeunes refusent, aujourd’hui, des pratiques fami­liales anciennes. Il peut s’agir de châti­ments corpo­rels domes­tiques ou bien de mauvais trai­te­ments de la part de maîtres au sein d’écoles cora­niques auxquelles sont confiés des enfants avec, dans certains cas, une obli­ga­tion de mendi­cité, des abus physiques, des séques­tra­tions, etc., pratiques dénon­cées par des ONG telle que Human Rights Watch. D’autres répugnent à une mise au travail fami­lial sans rému­né­ra­tion (l’agriculture pour les garçons, la domes­ti­cité pour les filles). 

Dans ce contexte, la plupart ne voient pas comment se projeter dans l’avenir. Si le jeune est désco­la­risé, à la suite du départ ou du décès du père, la déstruc­tu­ra­tion fami­liale et la préca­rité écono­mique ruinent toute pers­pec­tive d’ascension sociale. 

Dans tous les cas, la solu­tion aux diffi­cultés ou aux souf­frances ne peut se trouver ni au sein de la famille (trop pauvre pour subvenir à ses moyens), ni dans des insti­tu­tions offi­cielles, tant l’État est perçu comme défaillant et corrompu, et rare­ment dans le soutien d’une asso­cia­tion. Reste la solu­tion d’un départ vers la ville, une autre région ou un autre pays, comme en témoigne l’his­toire de Moussa (ci-dessous).

Moussa, origi­naire du Ghana

Avec la compli­cité de sa mère, il est parti en exil parce que son père, musulman, voulait en faire un talibè (élève au service d’un mara­bout). Refu­sant cet avenir, Moussa entre en conflit avec lui : « J’ai refusé d’être talibè, je voulais aller à l’école. Mon père m’a frappé et a frappé ma mère. Ma mère pleure, mon père veut prendre une autre épouse. Je veux travailler pour construire une maison pour ma mère ». La mère de Moussa décide de préparer l’exil de son fils, avec la compli­cité d’un ami de ce dernier. Cet ami l’accompagne jusqu’au Niger et fait demi-tour avant la Libye. Ayant gagné la France, Moussa reste en contact avec cet ami qui prend régu­liè­re­ment de ses nouvelles et les commu­nique à sa mère. Il apprend que son père doit se séparer de sa mère et qu’elle sera en grande diffi­culté matérielle.

Pour ces jeunes, l’émigration est vue comme la condi­tion d’une amélio­ra­tion des condi­tions de vie indi­vi­duelles et familiales.

…ajoutée à une crise des solidarités familiales

Il arrive qu’une mère céli­ba­taire, veuve, divorcée, ou aban­donnée confie son enfant à des parentes (sœurs ou grands-mères) lorsqu’elle est en grande diffi­culté. Ces parentes peuvent accueillir l’enfant avec bien­veillance mais, parfois aussi, le maltraiter. La famille (en parti­cu­lier les parents de la mère) remplis­sait dans les décen­nies précé­dentes une fonc­tion éduca­tive de substi­tu­tion, que les conflits armés, les épidé­mies et l’extrême pauvreté ont rude­ment éprouvée.

Dans ces parcours, il n’est pas toujours évident de savoir si les jeunes, à l’instar d’Adama, font l’impasse sur leur passé par peur des services admi­nis­tra­tifs : ils témoignent en tout cas de situa­tions de crise des soli­da­rités fami­liales, auxquelles s’ajoutent les évolu­tions du statut des femmes.

Adama, origi­naire du Mali

Adama vivait avec sa mère dans un village quand son père est mort. Il devait avoir 10 ans. Il se souvient avoir été emmené en voiture et laissé dans les rues de la capi­tale. Là, il « se débrouille » des années durant, puis décide de partir à l’étranger avec un groupe de pairs. Son parcours le conduit au Niger et en Libye. Il ne donne aucune infor­ma­tion sur les condi­tions du trajet, assure avoir oublié le nom de son village, n’avoir aucun moyen de le retrouver et n’avoir guère de souve­nirs de son enfance. Il n’exprime pas le souhait de retrouver sa mère et ne parle pas d’elle.

Des femmes en grande difficulté

Lorsque le groupe fami­lial renonce à prendre l’enfant en charge au quoti­dien, le départ pour l’étranger appa­raît comme la seule issue. Le méca­nisme est variable : déci­sion indi­vi­duelle, influence d’un groupe de pairs, initia­tive d’une mère qui ne dispose plus des ressources fami­liales et psycho­lo­giques nécessaires.

L’implication de certaines mères dans l’aide au départ en dit long sur leurs diffi­cultés, comme dans l’his­toire de Fatou­mata (voir encadré ci-après). Nombre d’entre elles tentent de s’émanciper par rapport aux contraintes coutu­mières (refus du mariage sans consen­te­ment, de la tutelle des beaux-parents, du lévirat1…). Elles mandatent en quelque sorte leurs enfants pour qu’ils trouvent du travail en Europe, dans l’espoir d’accomplir un processus d’autonomisation et d’individuation qu’elles ont elles-mêmes engagé mais qui n’a pas abouti.

Fatou­mata, origi­naire de Côte d’Ivoire

Née d’une rela­tion de sa mère avec un homme marié, Fatou­mata est confiée à sa nais­sance à une tante mater­nelle, selon une coutume fréquente. Celle-ci et son mari l’élèvent comme leur propre fille, se rappelle Fatou­mata. Mais, lorsqu’elle a 9 ans, sa mère, désor­mais mariée avec deux enfants, la reprend à domi­cile pour lui confier des tâches domes­tiques. Fatou­mata souhaite faire des études, mais sa mère s’y oppose. À l’âge de 14 ans, elle refuse d’épouser un loin­tain parent. Sa mère décide alors de l’envoyer en France. Elle lui fait prendre l’avion avec un passeur qui dispa­raît à l’arrivée. Fatou­mata télé­phone à sa mère, qui ne répond à aucun de ses appels. Pour elle, la soli­da­rité fami­liale avait d’abord joué, via la pratique du « confiage », mais, revenue chez sa mère, elle a rejeté les modèles sociaux tradi­tion­nels : travail domes­tique des filles, absence de scola­ri­sa­tion, mariage sans consentement.

Les efforts d’émancipation des femmes s’inscrivent, bien souvent, dans des situa­tions conju­gales et fami­liales hors normes, conflic­tuelles, voire violentes (nais­sance d’enfants hors mariage, décès du conjoint, rupture des soli­da­rités fami­liales, etc.). Elles sont tiraillées entre deux logiques. D’un côté, elles refusent certaines formes d’asservissement et souhaitent prendre leur destin en mains ; mais, de l’autre, elles n’ont pas accès aux ressources qui assu­re­raient leur auto­nomie, faute de scola­ri­sa­tion, de travail salarié et de protec­tion sociale. Assu­jet­ties aux normes sociales établies, elles sont néan­moins en quête d’une autre vie, conforme à leurs aspi­ra­tions intimes (Adja­magbo & Calves, 2012). En pous­sant leurs enfants à partir pour l’Europe, les femmes afri­caines espèrent qu’ils béné­fi­cie­ront d’une qualité de vie et d’un statut social qu’elles ne sont pas elles-mêmes en mesure de leur procurer.

Conclusion 

Ces enquêtes soulignent l’importance déci­sive de la scola­ri­sa­tion des jeunes pour les main­tenir au sein d’une famille et d’un terri­toire et leur procurer une aspi­ra­tion sociale. A contrario, la désco­la­ri­sa­tion consé­cu­tive à la désor­ga­ni­sa­tion de la famille (sépa­ra­tion, décès) favo­rise une désaf­fi­lia­tion non seule­ment fami­liale mais sociale (fugue, errance urbaine), qui pousse à cher­cher de nouvelles ressources. Un autre résultat de l’étude est la volonté d’émancipation des femmes afri­caines, en quête de nouvelles rela­tions avec le conjoint et la belle-famille, de la même manière qu’elles veulent mieux maîtriser leurs projets de repro­duc­tion, comme en témoignent d’autres travaux.

Dans ce contexte social et écono­mique, les femmes et les jeunes déve­loppent des stra­té­gies d’émancipation par rapport aux groupes fami­liaux, sans avoir, pour autant, les moyens d’y parvenir. Le départ des jeunes vers l’Europe permet d’envisager d’autres formes d’affiliation : une scola­ri­sa­tion garantie, la protec­tion de l’enfance, la sécu­rité sociale, l’emploi. Encore faut-il que les jeunes puissent être reconnus en tant que mineurs à leur arrivée.

1 Rema­riage de la veuve avec le frère du défunt, visant à éviter l’éclatement de la famille et des biens. La déci­sion est prise au sein de la famille, souvent sans le consen­te­ment de l’intéressée.

Remer­cie­ments : nous tenons à remer­cier Émeline Philippe, psycho­logue et cothé­ra­peute et Victoire Biyiha, cothé­ra­peute, éduca­trice à la Fonda­tion d’Auteuil.

Pour aller plus loin
  • Agnès Adja­magbo et Anne Calvès, 2012, « L’émancipation fémi­nine sous contrainte », Autre­part, vol. 2, n°61, 2012, p. 3–21.
  • Doris Bonnet et Daniel Delanoë, « Motifs de départ des jeunes migrants origi­naires d’Afrique subsa­ha­rienne. Enfants et jeunes d’origine afri­caine en contexte euro­péen. Réamé­na­ge­ments fami­liaux, théra­pies et mala­dies, Journal des Afri­ca­nistes, vol. 89, n°2, 2019 (à paraître).
  • Doris Bonnet et Véro­nique Duchesne (dir.), Procréa­tion médi­cale et mondia­li­sa­tion. Expé­riences afri­caines, L’Harmattan, 2016.
  • Cathe­rine Delanoë-Daoud, « Mineurs Isolés : à Paris, le parcours du combat­tant continue ». Revue de l’enfance et de l’adolescence, n°96, 2017, p. 251–267.
  • Elisa­beth Doineau et Jean-Pierre Gode­froy, Mineurs non accom­pa­gnés : répondre à l’urgence qui s’installe, Rapport d’in­for­ma­tion fait au nom de la Commis­sion des affaires sociales du Sénat sur la prise en charge sociale des mineurs non accom­pa­gnés (session ordi­naire 2016–2017), n° 598, 2017.
  • Sydney Gaul­tier, « Les mineurs non accom­pa­gnés sont confrontés au para­doxe de l’ac­cueil », Actua­lités Sociales Hebdo­ma­daires, n°3037, 2017, p. 26–27.
Les auteurs
  • Doris Bonnet est direc­trice de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment, membre du Ceped (UMR 196), IRD/​Université Paris Descartes, équipe SAGESUD, ERL INSERM (U 1244), fellow à l’Institut Conver­gences Migrations.
  • Daniel Delanoë est psychiatre et anthro­po­logue, membre du CESP, INSERM (U1178), Univer­sité Paris Descartes.
Citer cet article

Doris Bonnet et Daniel Delanoë, « Pour­quoi les jeunes d’Afrique subsa­ha­rienne partent-ils », in : Yasmine Bouagga (dir.), Dossier « Jeunes en migra­tion, entre défiance et protec­tion », De facto [En ligne], 17 | Mars 2020, mis en ligne le 26 mars 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/03/25/defacto-017–01/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le code HTML de l’article à defacto@​icmigrations.​fr.