Doris Bonnet, anthropologue, et Daniel Delanoë, psychiatre et anthropologue —
On constate une augmentation croissante des mineurs non accompagnés arrivés en France. Les raisons de leur migration conjuguent une perte d’affiliation et une stratégie du désespoir.

L’augmentation importante du nombre de jeunes migrants non accompagnés suivis par les conseils départementaux au cours des dix dernières années interroge non seulement les citoyens et les politiques mais également les chercheurs en sciences sociales. En majorité jeunes garçons (95 %), souvent âgés de 15 à 18 ans, les jeunes migrants sont issus de divers pays, parmi lesquels l’Afrique subsaharienne. On ignore souvent les motifs de leur départ. Que s’est-il passé dans les sociétés des pays d’origine ? Ces jeunes sont-ils exclus de leur famille, de leur communauté ? Sont-ils au contraire membre de réseaux de parenté qui les placent dans un projet migratoire familial ? Les deux logiques se combinent, comme le montre une étude menée dans un centre de consultation pédopsychiatrique d’Ile de France auprès de jeunes originaires d’Afrique subsaharienne (Côte d’Ivoire, Guinée, Tchad) suite à divers troubles somatiques (états anxieux, insomnies, addictions). Plutôt que d’exclusion, mieux vaut parler d’un processus de désaffiliation familiale et sociale (Bonnet & Delanoë, 2019).
Une série de ruptures biographiques
Les entretiens font apparaître des situations de graves crises familiales avant le départ vers l’Europe : l’assassinat d’un père, la spoliation d’un héritage par un oncle après le décès du père, de violentes accusations de sorcellerie, ou encore le départ d’une mère du foyer conjugal.
La mort du père ou sa disparition du foyer conjugal (maladie, assassinat, divorce, abandon de famille, exil) est un événement auquel la famille doit faire face. C’est un facteur majeur de rupture biographique. Certes, ces événements dramatiques ne sont pas propres aux années 2000 mais l’ampleur des difficultés économiques est désormais telle que nombre de familles ne sont plus en mesure d’apporter un « soutien de crise » à leurs enfants (voir l’histoire de Mamadou ci-dessous), ces derniers cherchant de plus en plus, de leur côté, à s’émanciper des membres de la famille dont le jeune dépend au niveau de sa vie quotidienne et de son avenir.
Mamadou, originaire d’Afrique centrale
Il avait 14 ans lorsque son père, un opposant politique, a disparu après son arrestation. Sa mère a fui le domicile avec ses deux jeunes frères ; lui-même a été violemment frappé par la police. Ses familles paternelle et maternelle refusent de le prendre en charge par crainte des représailles. Sans soutien, il survit avec des enfants des rues. Finalement, quelqu’un lui fournit un passeport et un passeur l’accompagne en avion jusqu’en France. Il reste sans nouvelles de sa famille.
Le critère de la déscolarisation semble prédominant dans le processus de décrochage social et de désaffiliation de l’enfant. Lorsqu’elle s’accompagne de violences domestiques, la déscolarisation se présente comme une situation-limite. L’enfant semble livré à lui-même et confronté à une forme de désespoir, acculé à faire un choix existentiel. En effet, les jeunes ont pleinement conscience que la scolarité ou une formation peut déterminer leur avenir.
Une crise des modèles culturels…
Certains jeunes refusent, aujourd’hui, des pratiques familiales anciennes. Il peut s’agir de châtiments corporels domestiques ou bien de mauvais traitements de la part de maîtres au sein d’écoles coraniques auxquelles sont confiés des enfants avec, dans certains cas, une obligation de mendicité, des abus physiques, des séquestrations, etc., pratiques dénoncées par des ONG telle que Human Rights Watch. D’autres répugnent à une mise au travail familial sans rémunération (l’agriculture pour les garçons, la domesticité pour les filles).
Dans ce contexte, la plupart ne voient pas comment se projeter dans l’avenir. Si le jeune est déscolarisé, à la suite du départ ou du décès du père, la déstructuration familiale et la précarité économique ruinent toute perspective d’ascension sociale.
Dans tous les cas, la solution aux difficultés ou aux souffrances ne peut se trouver ni au sein de la famille (trop pauvre pour subvenir à ses moyens), ni dans des institutions officielles, tant l’État est perçu comme défaillant et corrompu, et rarement dans le soutien d’une association. Reste la solution d’un départ vers la ville, une autre région ou un autre pays, comme en témoigne l’histoire de Moussa (ci-dessous).
Moussa, originaire du Ghana
Avec la complicité de sa mère, il est parti en exil parce que son père, musulman, voulait en faire un talibè (élève au service d’un marabout). Refusant cet avenir, Moussa entre en conflit avec lui : « J’ai refusé d’être talibè, je voulais aller à l’école. Mon père m’a frappé et a frappé ma mère. Ma mère pleure, mon père veut prendre une autre épouse. Je veux travailler pour construire une maison pour ma mère ». La mère de Moussa décide de préparer l’exil de son fils, avec la complicité d’un ami de ce dernier. Cet ami l’accompagne jusqu’au Niger et fait demi-tour avant la Libye. Ayant gagné la France, Moussa reste en contact avec cet ami qui prend régulièrement de ses nouvelles et les communique à sa mère. Il apprend que son père doit se séparer de sa mère et qu’elle sera en grande difficulté matérielle.
Pour ces jeunes, l’émigration est vue comme la condition d’une amélioration des conditions de vie individuelles et familiales.
…ajoutée à une crise des solidarités familiales
Il arrive qu’une mère célibataire, veuve, divorcée, ou abandonnée confie son enfant à des parentes (sœurs ou grands-mères) lorsqu’elle est en grande difficulté. Ces parentes peuvent accueillir l’enfant avec bienveillance mais, parfois aussi, le maltraiter. La famille (en particulier les parents de la mère) remplissait dans les décennies précédentes une fonction éducative de substitution, que les conflits armés, les épidémies et l’extrême pauvreté ont rudement éprouvée.
Dans ces parcours, il n’est pas toujours évident de savoir si les jeunes, à l’instar d’Adama, font l’impasse sur leur passé par peur des services administratifs : ils témoignent en tout cas de situations de crise des solidarités familiales, auxquelles s’ajoutent les évolutions du statut des femmes.
Adama, originaire du Mali
Adama vivait avec sa mère dans un village quand son père est mort. Il devait avoir 10 ans. Il se souvient avoir été emmené en voiture et laissé dans les rues de la capitale. Là, il « se débrouille » des années durant, puis décide de partir à l’étranger avec un groupe de pairs. Son parcours le conduit au Niger et en Libye. Il ne donne aucune information sur les conditions du trajet, assure avoir oublié le nom de son village, n’avoir aucun moyen de le retrouver et n’avoir guère de souvenirs de son enfance. Il n’exprime pas le souhait de retrouver sa mère et ne parle pas d’elle.
Des femmes en grande difficulté
Lorsque le groupe familial renonce à prendre l’enfant en charge au quotidien, le départ pour l’étranger apparaît comme la seule issue. Le mécanisme est variable : décision individuelle, influence d’un groupe de pairs, initiative d’une mère qui ne dispose plus des ressources familiales et psychologiques nécessaires.
L’implication de certaines mères dans l’aide au départ en dit long sur leurs difficultés, comme dans l’histoire de Fatoumata (voir encadré ci-après). Nombre d’entre elles tentent de s’émanciper par rapport aux contraintes coutumières (refus du mariage sans consentement, de la tutelle des beaux-parents, du lévirat1…). Elles mandatent en quelque sorte leurs enfants pour qu’ils trouvent du travail en Europe, dans l’espoir d’accomplir un processus d’autonomisation et d’individuation qu’elles ont elles-mêmes engagé mais qui n’a pas abouti.
Fatoumata, originaire de Côte d’Ivoire
Née d’une relation de sa mère avec un homme marié, Fatoumata est confiée à sa naissance à une tante maternelle, selon une coutume fréquente. Celle-ci et son mari l’élèvent comme leur propre fille, se rappelle Fatoumata. Mais, lorsqu’elle a 9 ans, sa mère, désormais mariée avec deux enfants, la reprend à domicile pour lui confier des tâches domestiques. Fatoumata souhaite faire des études, mais sa mère s’y oppose. À l’âge de 14 ans, elle refuse d’épouser un lointain parent. Sa mère décide alors de l’envoyer en France. Elle lui fait prendre l’avion avec un passeur qui disparaît à l’arrivée. Fatoumata téléphone à sa mère, qui ne répond à aucun de ses appels. Pour elle, la solidarité familiale avait d’abord joué, via la pratique du « confiage », mais, revenue chez sa mère, elle a rejeté les modèles sociaux traditionnels : travail domestique des filles, absence de scolarisation, mariage sans consentement.
Les efforts d’émancipation des femmes s’inscrivent, bien souvent, dans des situations conjugales et familiales hors normes, conflictuelles, voire violentes (naissance d’enfants hors mariage, décès du conjoint, rupture des solidarités familiales, etc.). Elles sont tiraillées entre deux logiques. D’un côté, elles refusent certaines formes d’asservissement et souhaitent prendre leur destin en mains ; mais, de l’autre, elles n’ont pas accès aux ressources qui assureraient leur autonomie, faute de scolarisation, de travail salarié et de protection sociale. Assujetties aux normes sociales établies, elles sont néanmoins en quête d’une autre vie, conforme à leurs aspirations intimes (Adjamagbo & Calves, 2012). En poussant leurs enfants à partir pour l’Europe, les femmes africaines espèrent qu’ils bénéficieront d’une qualité de vie et d’un statut social qu’elles ne sont pas elles-mêmes en mesure de leur procurer.
Conclusion
Ces enquêtes soulignent l’importance décisive de la scolarisation des jeunes pour les maintenir au sein d’une famille et d’un territoire et leur procurer une aspiration sociale. A contrario, la déscolarisation consécutive à la désorganisation de la famille (séparation, décès) favorise une désaffiliation non seulement familiale mais sociale (fugue, errance urbaine), qui pousse à chercher de nouvelles ressources. Un autre résultat de l’étude est la volonté d’émancipation des femmes africaines, en quête de nouvelles relations avec le conjoint et la belle-famille, de la même manière qu’elles veulent mieux maîtriser leurs projets de reproduction, comme en témoignent d’autres travaux.
Dans ce contexte social et économique, les femmes et les jeunes développent des stratégies d’émancipation par rapport aux groupes familiaux, sans avoir, pour autant, les moyens d’y parvenir. Le départ des jeunes vers l’Europe permet d’envisager d’autres formes d’affiliation : une scolarisation garantie, la protection de l’enfance, la sécurité sociale, l’emploi. Encore faut-il que les jeunes puissent être reconnus en tant que mineurs à leur arrivée.
1 Remariage de la veuve avec le frère du défunt, visant à éviter l’éclatement de la famille et des biens. La décision est prise au sein de la famille, souvent sans le consentement de l’intéressée.
Remerciements : nous tenons à remercier Émeline Philippe, psychologue et cothérapeute et Victoire Biyiha, cothérapeute, éducatrice à la Fondation d’Auteuil.
Pour aller plus loin
- Agnès Adjamagbo et Anne Calvès, 2012, « L’émancipation féminine sous contrainte », Autrepart, vol. 2, n°61, 2012, p. 3–21.
- Doris Bonnet et Daniel Delanoë, « Motifs de départ des jeunes migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Enfants et jeunes d’origine africaine en contexte européen. Réaménagements familiaux, thérapies et maladies, Journal des Africanistes, vol. 89, n°2, 2019 (à paraître).
- Doris Bonnet et Véronique Duchesne (dir.), Procréation médicale et mondialisation. Expériences africaines, L’Harmattan, 2016.
- Catherine Delanoë-Daoud, « Mineurs Isolés : à Paris, le parcours du combattant continue ». Revue de l’enfance et de l’adolescence, n°96, 2017, p. 251–267.
- Elisabeth Doineau et Jean-Pierre Godefroy, Mineurs non accompagnés : répondre à l’urgence qui s’installe, Rapport d’information fait au nom de la Commission des affaires sociales du Sénat sur la prise en charge sociale des mineurs non accompagnés (session ordinaire 2016–2017), n° 598, 2017.
- Sydney Gaultier, « Les mineurs non accompagnés sont confrontés au paradoxe de l’accueil », Actualités Sociales Hebdomadaires, n°3037, 2017, p. 26–27.
Les auteurs
- Doris Bonnet est directrice de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement, membre du Ceped (UMR 196), IRD/Université Paris Descartes, équipe SAGESUD, ERL INSERM (U 1244), fellow à l’Institut Convergences Migrations.
- Daniel Delanoë est psychiatre et anthropologue, membre du CESP, INSERM (U1178), Université Paris Descartes.
Citer cet article
Doris Bonnet et Daniel Delanoë, « Pourquoi les jeunes d’Afrique subsaharienne partent-ils », in : Yasmine Bouagga (dir.), Dossier « Jeunes en migration, entre défiance et protection », De facto [En ligne], 17 | Mars 2020, mis en ligne le 26 mars 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/03/25/defacto-017–01/
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