Pascal Dubourg-Glatigny, historien —
Suite aux guerres de religion qui ravagent l’Europe, certains souverains décident de créer des cités nouvelles sous le sceau de la tolérance religieuse au tournant des xvie et xviie siècles. On les trouve sur tout le continent, de Livourne en Toscane à Glückstadt au Schleswig-Holstein ou Henrichemont en France, symbole de la concorde instituée par l’Édit de Nantes dont la construction est interrompue par l’assassinat d’Henri IV en 1610… Zamość, édifiée en Pologne à partir de 1580, est l’un des projets les plus précoces et les plus aboutis de ces villes d’hospitalité.
« Grâce aux libertés et aux privilèges que [Jan Zamoyski] avait obtenus du Roi [Étienne Batory], il rassembla des marchands et des artisans de différentes nations et de différents lieux1 ». Ainsi commence le récit de la fondation de la ville de Zamość par Reinold Heidenstein, un prussien catholique, secrétaire du roi de Pologne.
Zamość porte le nom de son créateur, Jan Zamoyski, chancelier et connétable de la république aristocratique dite des Deux-Nations, qui scelle en 1569 l’union des monarchies polonaise et lituanienne ; l’État le plus étendu de l’Europe du temps. Cette nouvelle ville polonaise incarne la modernité architecturale et urbanistique, avec son plan hippodamien (octogonal), ses fortifications monumentales et son palais princier situé à l’écart de la maison communale qui domine la place centrale.
Plan dit « hippodamien » (octogonal) de Zamość, ville de Pologne. Zamoscium.
Nova Poloniae civitas dans G. Braun, F. Hogenberg, Civitates orbis terrarum, 1617.
Zamość constitue un important relais sur les routes commerciales des plaines de la Ruthénie et de l’Orient ottoman qui font la richesse du pays. Elle reflète aussi, dans un espace confiné, l’esprit de tolérance et d’accueil que la Pologne cultivait depuis le début du xvie siècle.
La Pologne, terre d’accueil des communautés religieuses persécutées
Suite à l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et des pogroms qui sévissent dans les États allemands depuis le Moyen Âge, les rois de Pologne répètent régulièrement leur invitation aux populations persécutées. Un édit royal garantissait à l’époque les droits de circulation, d’installation et de propriété des Juifs du royaume, protégeait les synagogues et l’autonomie des communautés religieuses et les prémunissait contre les faux procès en blasphèmes.
Avec l’avènement de la Réforme, qui connaît un vif succès au sein de la noblesse polonaise de la Renaissance, la Pologne est à nouveau terre d’accueil avec l’arrivée de protestants de l’Europe entière. L’acte de la confédération de Varsovie, promulgué en 1573, garantit la liberté de conscience et de culte, même aux sectes les plus radicales. Son respect par le souverain est une exigence essentielle de l’accès au trône de Pologne-Lituanie.
Bien que certaines communautés se renferment sur elles-mêmes, comme les Antitrinitaires qui expulsent les catholiques de leur fief de Raków et résistent à l’installation des Luthériens, aucune communauté n’échappe à la constitution d’une culture polonaise collective faite de partage et de confrontations parfois virulentes.
Une coexistence pacifique unique dans l’Europe bouleversée par des conflits confessionnels
Dans de nombreux domaines, les échanges et les circulations entre les communautés sont fréquents. À Pińczów, l’académie calviniste créée par le grec François Lismanini donne naissance à la première grammaire de langue polonaise, œuvre d’un Normand Pierre Statorius (1568). L’architecte et sculpteur florentin Santi Gucci, résident protestant de la ville, reçoit de nombreuses commandes royales et travaille tant pour les dominicains de Cracovie que pour des familles de magnats de toutes confessions. Son frère Matteo Gucci est l’architecte de la célèbre vieille synagogue de Kazimierz à Cracovie.
Ainsi, de nombreuses grandes villes de Pologne deviennent l’expression d’un multiculturalisme de plus en plus visible. La métropole de Léopol, à l’Est du pays (aujourd’hui Lviv en Ukraine), est le symbole de cette coexistence pacifique, unique dans l’Europe du xvie siècle, alors rongée par les guerres de religion et l’antisémitisme. À l’Est du pays selon ses frontières actuelles, l’édification de la ville de Zamość, à partir de 1580, est le produit du climat politique.
Jan Zamoyski, son créateur est élevé dans la foi calviniste puis converti au catholicisme par intérêt politique. Il est particulièrement conscient de la nécessité de maintenir les équilibres confessionnels. Il instaure la diversité des origines comme moteur d’une cité nouvelle tournée vers l’essor commercial et manufacturier du pays. Il place l’édification de la ville sous la responsabilité de l’ingénieur catholique italien Bernardo Morando.
Zamoyski négocie auprès de l’évêque pour obtenir, l’un après l’autre, les privilèges d’installation des différentes « nations », ces groupes unis par une langue, une religion ou un lieu d’origine. Les « privilèges » donnent le droit à ces communautés de vivre et travailler à Zamość, voire de se porter acquéreur de parcelles. Ils régulent les libertés professionnelles et, le cas échéant, l’exercice du culte. Les premiers sont accordés en 1583 aux Allemands, Écossais, Ruthènes, Italiens, Scandinaves et Géorgiens. Dans les années qui suivent, ils sont accordés aux Arméniens, aux Ottomans, aux Séfarades, aux Orthodoxes, etc…
Des Polonais d’origines de plus en plus diverses
Chacun est membre de sa « nation » tout en étant désormais polonais. Les négociations entre le seigneur des terres et l’évêque peuvent paraître longues et tortueuses mais, dans les faits, certaines familles sont déjà installées avant d’y être officiellement autorisées. C’est le cas de la famille juive séfarade de Cohen Mosze, par exemple, qui s’installe dès 1587 avant que sa nation y soit autorisée. Marchand turc spécialisé dans le commerce des vins et des produits de luxe, il sera le premier résident juif de la ville et participera à l’organisation communale.
La diversité des « nations » présentes dans la nouvelle cité de Zamość reflète l’élargissement des origines des sujets polonais à la Renaissance. Le roi Étienne Batory, lui-même d’origine hongroise et polonais par mariage, institue en 1578 le régime de « l’indigénat » qui permet à des nobles étrangers d’accéder à la naturalisation. Une situation unique en Europe.
Le succès est grand : en 1589, la ville franchit une étape vers son autonomie. Elle est érigée en « Ordynacja », c’est-à-dire en principauté, et permet à ses habitants d’être exemptés d’une partie de leurs impôts et de ne pas suivre certaines lois de l’État central. L’attractivité est si forte qu’en 1591, moins de dix ans après le début de la construction, 217 parcelles sur 272 sont déjà édifiées et 26 en construction. Le plan cadastral de la place centrale, emplacement prestigieux, montre les noms et parfois les nationalités des propriétaires les plus riches de la ville vers 1600. Ils sont ruthènes, arméniens, grecs, allemands…
Le plan cadastral de la place centrale vers 1600 avec les noms et nations des propriétaires. Source : Szymon Jajczyk, « Muratorzy Zamojscy 1583–1609 », Biuletyn Historii Sztuki, 7, 1939, 2, p. 201. Document disparu pendant la seconde guerre mondiale.
Le succès économique vient avec de nouvelles initiatives. En 1585, l’Arménien Murat Jakubowicz reçoit le « privilège » de produire, vendre et exporter des maroquins et tapis « à la turque »… Une véritable autorisation à réaliser de faux tapis turcs en Pologne, pour réduire les coûts d’acheminement vers les pays du nord de l’Europe !
Un croisement des savoirs qui ne s’observe nulle part ailleurs
Le projet de Zamoyski ne serait pas complet sans une institution éducative, enracinée dans la réalité de son époque et destinée à intervenir dans la politique du pays. Inaugurée en 1595, l’Académie de Zamość accueille des promotions d’une cinquantaine d’adolescents roturiers, auxquels on accorde une bourse. Les professeurs, dont nombre viennent de l’étranger, sont répartis entre la faculté des arts libéraux, celle de médecine et, pour la première fois dans une université polonaise, une faculté de droit. Chacun contribue à l’élaboration de l’ensemble des cours, permettant un croisement des savoirs qui ne s’observe nulle part ailleurs.
Rapidement, l’Académie révèle les intentions de son fondateur : établir, sur la base d’un solide socle humaniste, une formation d’administrateurs de l’État indépendants des clans aristocratiques. Jan Zamoyski veut constituer une nouvelle génération de serviteurs de la république.
Aujourd’hui, la Pologne est le premier pays d’Europe à accueillir des résidents étrangers
Dans la petite ville qui porte son nom, Zamoyski a mis en œuvre à la Renaissance les principes qui garantissaient, selon lui, la prospérité de la société : la diversité des origines pour apporter des compétences nouvelles, la diversité des confessions pour maintenir l’équilibre entre communautés et la diversité des savoirs pour permettre l’innovation.
Ce projet résonne aujourd’hui alors que, depuis 2015, le gouvernement polonais développe une rhétorique anti-immigration insistante, destinée à souder l’électorat autour de la peur de l’étranger et à marquer une position spécifique des pays de la nouvelle Europe au sein de l’Union Européenne. Pourtant le pays a accordé 683 000 nouveaux permis de résidence à des étrangers extra-communautaires en 2017 et 635 000 en 2018, faisant de la Pologne le premier pays d’Europe à accueillir des résidents étrangers, largement devant l’Allemagne et le Royaume-Uni — sans mentionner la France qui n’en a délivré que 260 0002…
Certes, une grande partie de ces étrangers proviennent d’Ukraine, chassés de leur pays par la situation politique et économique, mais des primo-arrivants (majoritairement d’Asie et d’Amérique latine) s’installent en nombre, reconstituant peu à peu la mosaïque multiculturelle qui avait été à l’origine de la prospérité et du rayonnement de la République des Deux-Nations à la Renaissance.
1 Reinold Heidenstein, « De Vita Ioannis Zamoscii », in : Adam Tytus Działyński, Collectanea vitam resque gestas Joannis Zamoyscii, Poznań, 1861, p. 81. ↑
2 Voir le nombre de permis de résidence délivrés par les pays européens en 2017 et en 2018 d’après les relevés d’Eurostat. ↑
Pour aller plus loin
- Un site sur Zamość (en polonais) : https://www.zamosciopedia.pl/
- Le shtetl virtuel de Zamość, réalisé par le Musée des juifs de Pologne à Varsovie (en anglais), avec beaucoup de photos d’avant la guerre : https://sztetl.org.pl/en/towns/z/17-zamosc
- Valentina Lepri, Knowledge Transfer and the Early Modern University : Statecraft and Philosophy at the Akademia Zamojska (1595–1627), Brill, 2019.
- Katarzyna Bittner, « Zamość Poland’s città ideale », in : Sabrina van der Ley et Markus Richter (dir.), Ideal City – Invisible Cities : Ausstellung der European Art Projects in Zamosc und Potsdam, Christoph Keller Éditions, 2006, non paginé.
- Calogero Bellanca, « Zamość, note di storia e conservazione », Storia della città, vol. XI, n°38–39, 1987, p. 63–92.
L’auteur
Pascal Dubourg-Glatigny est directeur de recherche au Centre Alexandre Koyré, CNRS-EHESS-MNHN. Il est également fellow de l’IC Migrations.
Citer cet article
Pascal Dubourg-Glatigny, « Zamość, une ville d’hospitalité dans la Pologne de la Renaissance », in : Michel Agier (dir.), Dossier « Les villes accueillantes », De facto [En ligne], 16 | Février 2020, mis en ligne le 26 février 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/02/24/defacto-016–01/
Republication
De facto est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution-No derivative 4.0 International (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de republier gratuitement cet article en ligne ou sur papier, en respectant ces recommandations. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Convergences Migrations. Demandez le code HTML de l’article à defacto@icmigrations.fr.