La douloureuse prise de conscience par les diplômé·e·s noir·e·s d’un racisme qui ne dit pas son nom

Christian Poiret, sociologue

Selon un adage qui circule dans les sociétés dites « coloristes », où les hiérarchies sociales se doublent d’une hiérarchie fondée sur une graduation des apparences raciales, « l’argent blanchit ». Le fait de ne pas appartenir aux classes populaires protègerait donc du racisme ?

Répondre à cette ques­tion dépend de la défi­ni­tion que l’on donne du racisme. Si l’on s’en tient à ses mani­fes­ta­tions les plus ouvertes et les plus violentes, alors le fait d’avoir un niveau de diplôme élevé peut consti­tuer un facteur de rela­tive protec­tion. Toute­fois, alors que depuis quelques décen­nies, on assiste à des méca­nismes de mise à distance du racisme de la part des milieux sociaux favo­risés en Europe occi­den­tale et en Amérique du Nord, ceux-ci faisant de l’expression d’idées racistes un signe d’arriération et d’infériorité morale censée être l’apanage des seules classes popu­laires, édito­ria­listes et poli­ti­ciens nous rappellent chaque jour l’importance du discours des élites dans la propa­ga­tion de l’idée de race.

Prendre conscience du racisme et des discriminations subis : un processus douloureux

Partant du prin­cipe que c’est le racisme qui crée la race, j’ai cherché à comprendre par quels processus on « deve­nait » noir·e et s’identifiait comme tel·le. Cela dépend pour une bonne part de la classe sociale dans laquelle on évolue.

Pour celles et ceux qui ont grandi dans des quar­tiers popu­laires forte­ment ségré­gués, socia­le­ment et racia­le­ment, l’identité raciale appa­raît comme une évidence : « Eh bien oui, je suis noir·e, c’est comme ça ». Mais lorsque le milieu fami­lial ou social est plus favo­risé, il y a souvent un déclen­cheur, un moment à partir duquel les personnes inter­ro­gées commencent à se penser puis, éven­tuel­le­ment, à se reven­di­quer comme noires. Ce processus est souvent doulou­reux. Ces gens diplômés, évoluant dans des milieux rela­ti­ve­ment favo­risés, croyaient plus que d’autres aux promesses égali­ta­ristes et méri­to­cra­tiques du crédo répu­bli­cain. Mais, face aux obstacles répé­ti­tifs qu’ils rencontrent dans l’accès à l’emploi, ils réalisent qu’ils font confrontés à une discri­mi­na­tion massive.

Des actes et des mots discriminants qui, considérés ensemble, font système

Si la plupart des diplômé·e·s racisé·e·s inté­rio­risent l’univers symbo­lique domi­nant (le fait qu’il est normal de trouver certaines personnes — et d’autres non — dans certaines posi­tions, en parti­cu­lier de pouvoir), cela ne veut pas dire qu’ils et elles s’en accom­modent. Ils comprennent que, mis ensemble, ces pratiques, compor­te­ments et remarques, qui ne s’affichent pas ouver­te­ment comme racistes ni ne cherchent à nuire, font système. C’est un véri­table appren­tis­sage poli­tique qui permet d’identifier certaines atti­tudes, mots ou actes en tant que révé­la­teurs d’un rapport social basé sur une hiérar­chie entre les races.

Les remarques ou les actes qu’ils et elles subissent ont pour effet, sans en avoir l’air et sans que leurs auteurs en soient forcé­ment conscients, de les main­tenir dans un statut mino­risé. Même s’il n’y a pas de lien méca­nique entre le niveau de diplôme et la prise de conscience, avoir fait des études aide à replacer ces pratiques et ces compor­te­ments isolés dans un contexte plus large.

Certaines des personnes les plus diplô­mées (en parti­cu­lier celles passées par les grandes écoles), les plus aisées finan­ciè­re­ment ou dotées des meilleurs réseaux arrivent à retourner le stig­mate ethnique ou racial pour en faire une ressource dans la compé­ti­tion visant à promou­voir les « talents issus de la diver­sité ». C’est ce que font, par exemple, les membres du Club XXIe Siècle (inspiré du club Le Siècle qui réunit des repré­sen­tants des élites fran­çaises, elles-mêmes fort peu « diver­si­fiées »), avec quelques cas de réus­sites spec­ta­cu­laires comme Rachida Dati, Rama Yade ou Fleur Pellerin.

En 2014, six élèves de l’École natio­nale d’ad­mi­nis­tra­tion ont lancé sur Internet une initia­tive de lutte contre les « clichés », comme l’ont fait leurs cama­rades des grandes univer­sités américaines.

Le racisme, conçu comme un type particulier de rapport social, maintient le statu quo de classe

Malgré ces remar­quables excep­tions, beau­coup se heurtent (comme un rappel à l’ordre de classe) à un plafond de verre. Ils et elles se retrouvent cantonné·e·s à certains segments d’un marché du travail orga­nisé et stra­tifié en fonc­tion des repré­sen­ta­tions asso­ciés aux diffé­rents groupes d’origine. Ainsi semble-t-il plus ou moins « naturel » de trouver des personnes « noires » occu­pant telle ou telle fonc­tion. Le racisme, conçu comme un type parti­cu­lier de rapport social, tend donc globa­le­ment à main­tenir le statu quo de classe. Il s’exprime symbo­li­que­ment par du mépris, mais surtout par de la discri­mi­na­tion qui permet de contrôler la mobi­lité sociale et sauve­garder un ordre social basé sur « la race ».

Un tombe­reau d’injures racistes s’est abattu sur la Garde des Sceaux Chris­tiane Taubira, seule femme noire1 à ce jour à avoir exercé un minis­tère réga­lien en France. Cela nous rappelle qu’à tout moment et quelle que soit la fonc­tion qu’elles occupent, les personnes raci­sées peuvent être évaluées, discré­di­tées et globa­le­ment tenues pour comp­tables de leurs actions au nom de leur couleur et des stéréo­types qui y sont accolés.

1 Chris­tiane Taubira n’hésite pas à se définir comme une « femme noire » dans le contexte métro­po­li­tain, pour­tant elle serait plutôt classée comme « Créole » dans le contexte guya­nais. On voit ainsi l’arbitraire et la rela­ti­vité des caté­go­ries ethni­ci­santes ou raci­santes qui, pour une même personne, varient selon le contexte.

Pour aller plus loin
L’auteur

Chris­tian Poiret est socio­logue, membre de l’Urmis (Unité de Recherche Migra­tions et Société), Maître de confé­rences habi­lité à diriger les recherches à l’Université Paris Diderot, et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Chris­tian Poiret, « La doulou­reuse prise de conscience par les diplômé.e.s noir.e.s d’un racisme qui ne dit pas son nom », in : Solène Brun et Patrick Simon, Dossier « Classes supé­rieurs et diplômés face au racisme et aux discri­mi­na­tions en France », De facto [En ligne], 13 | novembre 2019, mis en ligne le 20 novembre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/11/18/defacto-013–03

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