Nonna Mayer, politologue, et Vincent Tiberj, sociologue
Tous les ans, depuis 1990, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) remet au Premier Ministre un rapport dressant l’état des lieux du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie en France. Le sondage dont il est issu est le résultat d’améliorations constantes pour être au plus près de la réalité des opinions, notamment grâce au travail des chercheurs.
Autorité administrative indépendante, la CNCDH a pour mission d’évaluer l’action des pouvoirs publics contre le racisme, sujet sensible et profondément politique. Sa composition, mêlant membres de droit (représentants des deux Chambres, du Conseil Économique et Social, et du Défenseur des droits), personnalités qualifiées (avocats, magistrats, enseignants) et représentants de la société civile (associations, syndicats, cultes) est soigneusement dosée.
Alors qu’il constitue un outil remarquable et sans équivalent en Europe, le baromètre de la CNCDH, mis en place en 1990, a été régulièrement contesté. Véronique de Rudder et Alain Morice l’ont critiqué en arguant de la difficulté de mesurer le racisme à travers un questionnaire, concluant qu’il faisait le « jeu de l’extrême-droite ». Michèle Tribalat plus récemment a critiqué son échantillonnage et dénoncé un biais dans l’analyse des réponses en affirmant que « la morale [était] du côté du multiculturalisme. S’y opposer, [c’était] faire preuve, en soi, d’intolérance ».
Des chercheurs spécialistes du racisme y ont été progressivement associés
Pourtant, ce sondage s’est progressivement imposé et le débat s’est pacifié, en particulier sous la présidence de Christine Lazerges. Surtout, il s’est considérablement enrichi, a intégré de nouveaux débats sur les préjugés et a vu son champ d’études s’étendre. Cela tient notamment à la présence d’une équipe de chercheurs dont le rôle s’est accru avec le temps. D’abord auditionnés en tant qu’experts au cas par cas, des chercheurs spécialistes du racisme ont été peu à peu associés à l’élaboration du questionnaire et à son analyse.
Dans le rapport 2000, Nonna Mayer et Guy Michelat signent pour la première fois un chapitre d’une quinzaine de pages, présentant l’analyse des chercheurs. Ils sont rejoints par Vincent Tiberj en 2007 et Tommaso Vitale en 2013. La rubrique sous leur responsabilité, devenue « Le regard des chercheurs », dépasse 80 pages dans le dernier rapport.
Le baromètre, accessible à la communauté scientifique sur demande, permet de faire une analyse rigoureuse des préjugés envers l’Autre en général mais aussi de mieux comprendre les spécificités des attitudes et opinions envers différentes minorités en raison de leur religion (juifs et musulmans) ou de leur origine (maghrébine, africaine, ultramarine, asiatique, rom).
L’enquête est menée en face à face auprès d’un échantillon national de 1 000 personnes, représentatif de la population adulte résidant en métropole. Celui-ci inclut des étrangers (5 % des personnes interrogées en 2018) et des personnes issues de l’immigration (36 % ont au moins un parent ou grand parent étranger), partant de l’idée que les victimes potentielles du racisme ne sont pas pour autant exemptes de préjugés.
La tolérance envers les minorités progresse
De l’analyse des données, on retient d’abord la cohérence des préjugés. Ils s’inscrivent dans une même attitude « ethnocentriste », consistant à valoriser les groupes auxquels on s’identifie et à inférioriser les autres. Elle est souvent associée au sexisme, à l’homophobie, au rejet des handicapés, de tout ce qui apparaît hors norme. Pourtant contrairement aux idées reçues, bon an mal an, la tolérance envers les minorités progresse, portée par le renouvellement générationnel, la hausse du niveau d’étude, la diversité croissante de la société.
C’est ce que montre l’Indicateur longitudinal de tolérance (ILT) construit par Vincent Tiberj, qui synthétise sur trente ans les réponses à 69 séries de questions posées au moins 3 fois depuis 1990. Il y a toutefois une hiérarchie des rejets. Les minorités juive et noire sont de loin les mieux acceptées, avec un indice de tolérance supérieur de respectivement 18 et 16 points à celui des Musulmans, tandis que les Roms sont de loin le groupe le moins aimé avec un indice de 35.
Le baromètre permet aussi de comprendre comment les logiques du racisme se renouvellent. Dans des sociétés marquées par le traumatisme de la Shoah, l’antiracisme est devenu la norme. Le racisme à fondement biologique a reculé, aujourd’hui seules 8 % des personnes interrogées croient qu’il y a des races supérieures à d’autres. Les préjugés n’ont pas disparu pour autant, mais ils s’expriment en public sous une forme atténuée ou détournée (racisme qualifié de « subtil » ou de « symbolique »), mettant l’accent sur des différences de valeurs, ou de culture, stigmatisant l’islam par exemple au nom de la « laïcité » ou des « droits des femmes ».
Comme tout sondage, celui de la CNCDH a ses limites. Les réponses dépendent de la formulation des questions et du moment où elles sont posées ; elles subissent des biais de « désirabilité sociale » : les interviewés peuvent dissimuler à l’enquêteur des opinions contraires aux normes, par désir d’apparaître sous un bon jour. Pour traquer ces biais, les chercheurs ont joué sur la formulation des questions (posées de manière différente et selon un ordre aléatoire), pratiqué des expérimentations, proposé des questions ouvertes, ainsi que des photos « projectives » qui suscitent des réactions sans suggérer de réponse (voir l’encadré sur la photo des Bleus).
Trois années durant, les mêmes questions que celles du sondage en face-à-face ont été posées dans un sondage en ligne, où la personne est seule face à son ordinateur, ce qui lui permet d’exprimer plus ouvertement ses opinions, sans l’éventuelle pression morale exercée par la présence de l’enquêteur.
Ces techniques montrent que l’on peut continuer à améliorer l’instrument plutôt que le condamner.
L’expérience « C’est l’Afrique qui a gagné » sur le racisme dans le football

Les sondé(e)s de la CNCDH ont été partagés en trois groupes. Le premier est le seul à voir la photo ci-dessus. On lui demande : « Pouvez-vous me dire ce que cette photo évoque pour vous ? ». Le second groupe doit réagir aux propos entendus après la victoire des Bleus (« C’est l’Afrique qui a gagné »), sans voir la photo : « Vous-mêmes, pouvez-vous me dire ce que vous en pensez ? ». Le troisième groupe doit réagir à la même expression, mais avec une question fermée : « Dire ça, à votre avis, c’est tout de même vraiment raciste, un peu raciste, ou pas du tout raciste ? ».
L’expression « C’est l’Afrique qui a gagné » peut être interprétée de façons différentes. C’est précisément pour cela qu’elle a été choisie. Pour certains, c’est un commentaire ouvertement raciste, la référence à l’Afrique servant à dévaloriser l’équipe française face à l’équipe croate « blanche blanche blanche ». Pour d’autres, comme le président vénézuélien ou l’humoriste américain Trevor Noah, rappeler leur origine africaine est une manière de lutter contre le racisme et les discriminations. Comment les personnes interrogées se situent-elles dans ce débat ? Quand la photo de l’équipe de France est montrée au premier groupe, ce n’est pas la couleur de peau ou l’origine qui vient spontanément à l’esprit, mais le sport, le foot. Chez ceux qui mentionnent leur couleur ou leur origine, les associations positives l’emportent très largement. L’idée que les joueurs sont « français » est mise en avant, pas leur « africanité ».
Quand on demande au second groupe de réagir au commentaire qui a circulé après le match, les opinions sont tranchées et massivement critiques contre des propos qualifiés de « racistes », « honteux », « abjects ». Ils affirment le caractère français des joueurs quelle que soit la couleur de peau ou la religion. Dans le dernier groupe, la polarisation est encore plus nette : 81% des sondés estiment que c’est au moins « un peu raciste », dont la moitié « vraiment raciste », contre un sur cinq estimant que ça ne l’est pas du tout.
L’expérience montre que la condamnation du racisme est d’autant plus forte que la question est cadrée et la référence au racisme explicite. Même lorsque la photo est montrée, leur couleur n’est pas mise en avant mais leur appartenance à l’équipe de France, une équipe victorieuse qui rend fier.
Pour aller plus loin
- Nonna Mayer et Guy Michelat, « Xénophobie, racisme et antiracisme en France », Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), 2000. La Lutte contre le racisme et la xénophobie, Paris, La Documentation française, 2001, p. 87–102.
- Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale, « Évolution et structure des préjugés : le regard des chercheurs », in : Commission nationale consultative des droits de l’homme, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. 2018, Paris, La Documentation française, 2019, p.73–159.
- Alain Morice, « Du seuil de tolérance au racisme banal, ou les avatars de l’opinion fabriquée », Journal des anthropologues, n°110–111, 2007, p. 379–408.
- Alain Morice et Véronique De Rudder, « À quoi sert le sondage annuel sur le racisme ? » Hommes & Migrations, n°1227, 2000, p. 89–98.
- Michèle Tribalat, « Rapport CNCDH 2017 (printemps 2017) », site de l’auteure.
- 27e rapport de la CNCDH sur la lutte contre le racisme sous toutes ses formes (année 2018), CNCDH.
Les auteurs
Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, Sciences Po, Centre d’études européennes et de politique comparée, personnalité qualifiée à la CNCDH depuis 2015. Elle est fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Vincent Tiberj, professeur des universités, Sciences Po Bordeaux, Centre Émile Durkheim.
Pour citer cet article
Nonna Mayer et Vincent Tiberj, « À quoi sert un sondage annuel sur le racisme ?”, Dossier “Sonder et comprendre les opinions sur les immigrés et les minorités”, De facto [En ligne], 7 | mai 2019, mis en ligne le 15 mai 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/05/15/defacto‑7–003/
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