Entretien avec l’artiste plasticienne et chercheuse
Propos recueillis par Perin Emel Yavuz, historienne et théoricienne de l’art, chargée de la rubrique En images pour De facto.
Kahena Sanaâ est arrivée en France en 2004 après des études aux Beaux-arts de Tunis. À 22 ans, elle souhaite enrichir son expérience artistique et connaît bien la culture française, lègue de l’héritage colonial. Paris est un choix « naturel » et, bien que les formalités pour venir soient longues et compliquées, elle réussit à s’inscrire en DEA en arts plastiques à l’Université Paris 1, avant de se lancer dans une thèse. Elle vit toujours à Paris.

Crédits photo : Kahena Sanaâ
Kahena Sanaâ, sur scène, dans Je ne sais plus où j’en suis, un spectacle pluridisciplinaire qu’elle a écrit et monté avec le soutien de la Ville de Paris en 2009.
De facto : Pourquoi avoir lié le sujet de recherche que vous avez choisi à votre expérience d’étudiante étrangère ?
C’était une expérience très forte et dure. Je me suis retrouvée seule, dans une ville que je ne connaissais pas. Mon identité était réduite à mon statut d’étrangère. Comme tous les étrangers, j’étais seule symboliquement et socialement. Cette expérience a été le matériau de départ de ma thèse intitulée Déplacement, Emplacement, Replacement. Poïétiques visuelles du corps urbain, qui portait sur l’exploration par l’image des situations corporelles dans la ville.
De facto : Quelle est la particularité d’une thèse en arts plastiques ?
Ce travail est souvent mal compris des autres disciplines car on part d’une démarche artistique, qui nous est propre, pour construire une pensée, tout en inventant une méthodologie. On se retrouve dans une position double et inconfortable, d’être à la fois celui qui fait le travail (position artistique subjective) et celui qui l’analyse (position de chercheur objectivant).
De facto : Vous étiez donc dans un entre-deux dans votre vie comme dans votre recherche. Quelle question s’est imposée ?
La question est de savoir comment je me « place » en tant qu’étrangère dans cette société, comme l’indique le titre de ma thèse. La lecture d’Edward Said, ce professeur de littérature d’origine palestinienne installé aux États-Unis, a été importante. Il parle de l’exil comme d’une discontinuité, c’est-à-dire le fait d’être à la fois dans un en-dedans et un en-dehors, entre deux pays, deux cultures. C’est un état qui implique une reconstruction de soi, qui passe par ce que j’appelle « une fabrique du regard ».
Kahena Sanaâ, Sur les pas d’un survol au quotidien, 2005, vidéo sonore. Crédits : Kahena Sanaâ
De facto : Pourquoi et comment l’image-a-t-elle joué un rôle dans ce processus ?
Dans cette expérience solitaire de l’exil, j’avais besoin de filmer et photographier des états de mon corps pour saisir où j’en étais, comme les enfants traversent le stade du miroir. Trois mois après mon arrivée à Paris, j’ai réalisé une vidéo-performance intitulée Sur les pas d’un survol au quotidien (2005). J’alterne des séquences où je me filme dans l’espace privé, où j’effectue des gestes improvisés, et des séquences dans l’espace public où je suis les déplacements des citadins à la caméra.
De facto : Il y a de la violence dans cette pièce. L’image est mouvementée dans l’espace public avec une bande sonore très bruyante. À l’intérieur, les contrastes sont crus, la musique est très intense par moment…
Je voulais montrer le choc de la métropole, emblème du capitalisme contemporain, sur le corps et sa perception. En tant qu’étrangère, s’y retrouver, c’est faire l’expérience de l’anonymat et de l’effacement de soi par l’éclatement de ses repères spatio-affectifs. En retournant la caméra vers mon corps, je créais un espace virtuel dans lequel je pouvais exister. Dans le même temps, filmer les gens, en déambulant dans la ville, me permettait d’apprivoiser cet espace et ses codes.
Kahena Sanaâ, Je ne sais plus où j’en suis !, extraits, 2009 (Représentation à l’Auditorium Saint-Germain à Paris, le 17/03/2009, dans le cadre du festival « Ici et demain »). Crédits : Kahena Sanaâ
De facto : Après une série de pièces sur votre propre expérience de l’exil, vous avez adopté un angle de vue plus large pour écrire et mettre en scène un spectacle sur les étudiants étrangers. Pourquoi ?
J’avais très envie de raconter nos conditions de vie, ce que nous vivions, mes amis et moi. Je ne sais plus bien où j’en suis (2009) est né de cette envie car ce vécu reste méconnu. À travers dix séquences, se jouent des tranches de vies typiques des étudiants étrangers : l’arrivée (où sa vie tient dans une valise), l’installation d’un espace à soi, la chambre de 9m2, les jobs de misère, la relation aux proches par écran interposé, etc.
De facto : Votre écriture mêle le tragique — la dureté de ces vies — et le comique, avec des moments plus légers.
La scène des cartes est la plus marquante (à 2 min 25 dans la vidéo ci-dessus). Un jeune homme se présente sur scène à demi nu, affublé d’un haut de costume sur un caleçon. Comme un présentateur, il fait la liste de toutes les cartes rangées dans tout portefeuille : carte d’étudiant, carte de la Sécu, carte de la CAF, etc. Le public rit. Puis arrive la carte de séjour, la plus importante. Le ton s’assombrit. Commence alors l’énumération de tous les documents nécessaires au renouvellement de cette carte. Le jeune homme s’affaisse progressivement jusqu’au sol, quittant sa posture digne, et se débat avec cette carte qui lui colle à la peau. La plus grande angoisse pour un étudiant étranger est qu’elle ne soit plus renouvelée. C’est une existence fragile sur laquelle pèse une inquiétude permanente.
Auteure
Perin Emel Yavuz est chargée de la rubrique En images pour De facto. Elle membre fondatrice du groupe de recherches sur les arts visuels au Maghreb et au Moyen-Orient, 19e-21e siècle (ARVIMM).
Pour citer cet article
Perin Emel Yavuz, « Kahena Sanaâ fait de son expérience d’étudiante étrangère une œuvre. Entretien avec l’artiste plasticienne et chercheuse », Dossier “Les mobilités étudiantes et le plan gouvernemental ‘Bienvenue en France’”, De facto [En ligne], 4 | février 2019, mis en ligne le 15 février 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/03/15/defacto‑5–005/
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