Stéphane Dufoix, sociologue

L’afflux vers l’Europe de personnes venant d’Afrique et du Moyen-Orient depuis 2014 n’a pas seulement provoqué un débat houleux sur l’opportunité d’ouvrir les frontières et la redéfinition des cadres pragmatiques de la politique d’asile dans nos sociétés, cette actualité a également transformé le vocabulaire. De nouveaux termes sont apparus, comme hotspot, pays de transit ou CHUM (centre d’hébergement d’urgence pour migrants) et une confusion s’est installée entre les différents usages d’un même mot. C’est le cas pour réfugié, utilisé dans sa définition juridique comme dans son usage courant (voir notre entretien avec Karen Akoka), désormais opposé à migrant dans les médias et le discours politique (crise des migrants), alors qu’il désignait jusqu’ici toute personne quittant son pays pour se rendre dans un autre pour toute raison non touristique. La dichotomie entre ces deux termes et la coexistence de leurs différents sens enveniment et rendent plus obscur le débat sur l’opportunité d’ouvrir les portes de l’Europe à ceux qui quittent leur pays.
Se poser la question des mots et de leur usage est loin d’être simple. Il faut d’abord se départir d’un ensemble de croyances, dont la première est la prétendue neutralité du langage. Les mots participent aussi à la construction d’une réalité sociale. Ils font vivre ce qu’ils semblent uniquement décrire et leur poids dépend de la force et du positionnement social et de celles et ceux qui les prononcent. Les termes choisis, immigration ou asile, immigré ou réfugié, véhiculent une charge positive ou négative ─ rarement neutre ─ qui se déduit moins de leur signification que de ceux qui les utilisent. Longtemps chargé négativement par la thématique de la perte de la terre, diaspora est devenu depuis environ trois décennies un terme très positif revendiqué par des communautés marquant ainsi leur lien avec un État ou une terre. Un autre exemple éloquent est fourni par le mot communautarisme, qui évoque depuis le début des années 1990 tout discours, action ou revendications dont les fondements relèveraient de l’appartenance à un groupe et entreraient ainsi en contradiction avec les idéaux universalistes du cadre républicain français. Pourtant, ce terme n’est pratiquement utilisé que par celles et ceux qui refusent cette possibilité et font ainsi exister la fiction d’une entreprise collective de déstabilisation.
L’un des principaux pièges dans l’acte de nommer est celui de la continuité temporelle. Non seulement le sens d’un mot peut profondément changer d’un siècle ou d’une décennie à l’autre, mais il peut être multiple à un même moment de l’histoire. L’exemple de la définition officielle de ce qu’est un immigré est assez parlant. La définition historique classique, héritée du XIXe siècle, par laquelle un immigré est un étranger vivant et travaillant sur le territoire national, coexiste encore aujourd’hui avec la définition démographique, datant du début des années 1990, le définissant comme un individu né étranger à l’étranger, et ce, quelle que soit sa nationalité. Il en est de même du fameux droit à la différence. Revendiqué par les militants de la cause des langues régionales dans les années 1970, puis repris par les militants antiracistes des années 1980, il cohabite avec celui que défendent à partir du milieu des années 1970 des mouvements d’extrême-droite, comme le GRECE et la Nouvelle droite. Sous le même usage se manifestent ainsi un discours antiraciste prônant la tolérance et un discours xénophobe prônant la fermeture aux étrangers au nom de l’homogénéité culturelle et de l’origine commune.
Il y a quatre ans, j’avais proposé, en conclusion d’un article sur le « poids des mots 1 », la mise en chantier d’un vocabulaire historique français qui, sur le modèle du Vocabulaire Historique d’Henri Berr entre les deux guerres, se donnerait pour objectif de présenter un état des lieux, des termes ayant balisé ou balisant encore le débat sur les altérités – ce qui implique en creux la prise en compte des termes ou des expressions venant définir a contrario ces altérités, comme identité nationale, patriotisme, républicanisme, etc. Je continue à penser qu’un tel projet serait à la fois scientifique et citoyen. Il ne viserait pas à rectifier les noms, mais offrirait la possibilité d’étudier plus en détails les modalités indissociablement sociales, politiques et linguistiques par lesquelles la réalité est formée.
Ce serait également un projet pédagogique et citoyen pour démontrer les incertitudes du vocabulaire, la force sociale des autorités qui les imposent ainsi que le poids que peuvent prendre certains mots quand ils acquièrent une place telle que leurs significations, à défaut de leur sens, s’imposent à presque tous sans qu’on y réfléchisse. Tout cela irait dans le sens d’un meilleur accès à l’information et à une plus grande vigilance quant aux mots que nous utilisons ou que nous recevons.
Note
↑1 Stéphane Dufoix, « Du poids des mots », Diasporas. Circulations, migrations, histoire, (23–24), 2015, p. 12–29.
Auteur
Stéphane Dufoix est professeur de sociologie à l’Université Paris-Nanterre, où il est rattaché au laboratoire Sophiapol. Il est membre honoraire de l’Institut universitaire de France, et fellow de l’Institut Convergences Migrations.
Pour citer cet article
Stéphane Dufoix, « La migration est aussi une affaire de mots : attention aux chausse-trapes », Dossier « La migration est aussi une affaire de mots », De facto [En ligne], 3 | janvier 2019, mis en ligne le 15 janvier 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/01/15/defacto‑3–003/
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