Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky s’inquiète du sort de nombreux migrants et de la réaction des pouvoirs publics, entretien dans LeJDD, 2 janv. 2019

  • Entre­tien avec Marie-Caro­line Saglio-Yatzi­mirsky : « Des dizaines, peut-être des centaines de migrants, sont en très grave danger », propos recueillis par Anne-Laure Barret
  • LeJDD
  • 2 janvier 2019
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Profes­seure d’an­thro­po­logie à l’Inalco, Marie-Caro­line Saglio-Yatzi­mirsky, auteure de La Voix de ceux qui crient (Albin Michel), coor­donne depuis 2015 un projet de recherche sur les migrants ancré dans une ving­taine de lieux en France (centres d’hé­ber­ge­ment, campe­ments infor­mels, etc.). Celle qui exerce aussi comme psycho­logue clini­cienne en proche banlieue pari­sienne auprès d’exilés atteints de stress post-trau­ma­tique tire la sonnette d’alarme. « Pour certains, c’est le début de la spirale infer­nale qui mène à la pros­ti­tu­tion et à la délin­quance », s’in­quiète l’anthropologue.

Des asso­cia­tions lancent dans le JDD une alerte sur la santé des migrants à Paris. Partagez-vous leurs inquiétudes ?

Des dizaines, peut-être des centaines de migrants, sont en très grave danger. Certains sont en train de sombrer dans l’al­cool, d’autres dans le crack, une drogue qui cause des dommages neuro­lo­giques irré­pa­rables : de jeunes Afghans, Souda­nais ou Érythréens, en grande détresse psychique, se trans­forment en zombies aux portes de Paris.

Il y a un an, les mêmes s’ima­gi­naient un avenir, récla­maient un diction­naire quand on venait leur offrir un café ou une écharpe. Ils voulaient apprendre le fran­çais, ils voulaient s’in­sérer par le travail. Aujourd’hui, ceux qui leur viennent en aide ont de plus en plus de mal à les atteindre. Les maraudes habi­tuelles, pendant lesquelles les asso­cia­tions essaient de redonner confiance aux gens, se trans­forment en simples tour­nées de distri­bu­tion de maté­riel, couver­tures ou tentes, car il est diffi­cile de nouer des liens avec des personnes brisées. On se prépare à un hiver de violence et de mort si on ne les met pas à l’abri. C’est un vrai scan­dale de santé publique, mais il ne se voit pas.

La mairie de Paris se débar­rasse désormais
de la ques­tion des migrants en les déplaçant
ou en les repous­sant au-delà du périphérique

Pour­quoi ce fléau est-il invisible ?

Les campe­ments installés dans la capi­tale ont été nettoyés de façon aber­rante, sans aucune réflexion sur les diffé­rentes situa­tions des migrants qui y coha­bi­taient ou sur leur devenir. Résultat, les gens se retrouvent en errance, sans répit possible. Ils sont donc plus fragiles et consti­tuent des proies idéales pour les dealers. Pour certains, c’est le début de la spirale infer­nale qui mène à la pros­ti­tu­tion et à la délin­quance. Le point de bascule a été la ferme­ture du centre de la Chapelle au début du prin­temps dernier. Ce lieu n’était pas idéal, mais il a permis de sortir de nombreuses personnes de la rue. C’était une porte d’en­trée vers les struc­tures d’hé­ber­ge­ment et la machine admi­nis­tra­tive de demande d’asile.

Mais que font les pouvoirs publics ?

L’État n’a pas pris ses respon­sa­bi­lités. Et la mairie de Paris se débar­rasse désor­mais de la ques­tion des migrants en les dépla­çant ou en les repous­sant au-delà du péri­phé­rique. Elle refuse sans doute de voir que, contrai­re­ment à ceux qui se trouvent à Calais ou à la fron­tière italienne, ceux qui sont dans la capi­tale veulent y rester. On les chasse, mais ils reviennent.

Au lieu de protéger les migrants,
les insti­tu­tions les rejettent

Dans un récent rapport, le défen­seur des droits rele­vait que cette dégra­da­tion sani­taire concer­nait de nombreux endroits en France.

La situa­tion est égale­ment très critique à Calais. La police, incitée par les élus locaux et par la poli­tique natio­nale, pratique un harcè­le­ment conti­nuel des personnes qui tentent de se poser tempo­rai­re­ment. Des tentes sont démon­tées, des feux éteints alors qu’il gèle. On envoie des migrants qui veulent passer en Angle­terre vers des centres situés très loin de la Manche, sans réflé­chir à leurs problé­ma­tiques person­nelles. Des exilés qui vont mal arrivent dans des terri­toires qui souffrent, où le service public est défaillant, où les équipes de soins manquent de moyens.

Partout, les asso­cia­tions et les profes­sion­nels de l’ac­cueil font le même constat : au lieu de protéger les migrants, les insti­tu­tions les rejettent. Ce phéno­mène est à l’œuvre en France comme dans les 27 autres pays de l’Union, du fait même de la poli­tique euro­péenne. Les personnes les plus en souf­france sont celles qu’on appelle les « dublinés », en réfé­rence au règle­ment de Dublin qui prévoit que la demande d’asile soit examinée dans le pays d’en­trée sur le conti­nent. Certains sont tout simple­ment détruits, physi­que­ment et psychi­que­ment, à force d’errer d’un État à un autre depuis parfois six ou huit ans sans jamais trouver leur place.