Face au Pacte mondial de l’Onu : mobilisations et utopies citoyennes

Delphine Leroy, anthropologue en sciences de l’éducation à l’Université de Paris 8.

À quelques jours de la conférence de Marrakech, plusieurs médias ont rapporté que des rumeurs circulaient sur le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, accusé de « vendre » l’Europe à l’Onu en acceptant d’accueillir des centaines de millions de migrants. Marine Le Pen avait ouvert le feu le 3 décembre dans une conférence de presse : le Pacte constituait à ses yeux « une nouvelle étape dans la submersion organisée de notre pays », le signer serait un « acte de trahison ». Et face à la radicalisation redoutée en marge des manifestations des Gilets jaunes, plusieurs mairies ont annoncé qu’elles ouvriraient leurs portes pour organiser une concertation citoyenne. D’autres prises de paroles sont possibles sur la question migratoire comme en témoigne ce « Thé Palabres » organisé sur le Pacte de l’ONU à Aubervilliers le 20 octobre dernier.

Au centre du premier cercle, une parti­ci­pante témoigne de son expé­rience de soli­da­rité internationale
par le déve­lop­pe­ment de ressources éduca­tives ici et là-bas. Crédit photo : Albane THIROUARD pour le GRDR

Tout le monde a remarqué les deux belles tables recou­vertes de théières et de petits gâteaux. Ali Habchi de l’asso­cia­tion Immi­gra­tion Déve­lop­pe­ment Démo­cratie 1 fait couler déli­ca­te­ment le premier thé fumant dans nos tasses,» amer comme la mort » dit la tradi­tion saha­rienne. Le second sera » doux comme la vie », le troi­sième » sucré comme l’amour », à moins que le premier soit amer comme l’amour, le suivant doux comme la mort et le dernier sucré comme la vie… L’important est de ponc­tuer la longue discus­sion qui nous attend de pauses. Le Thé Palabres, qui se tient dans cette salle muni­ci­pale d’Aubervilliers ce 20 octobre 2018, est l’initiative de l’asso­cia­tion GRDR qui œuvre depuis la fin des années 1970 en faveur des asso­cia­tions de migrant.e.s.

Nous sommes une quaran­taine de personnes assises en cercle en ce samedi d’automne : étudiant.e.s de l’Université Paris 8, membres d’associations locales de soli­da­rité inter­na­tio­nale et de migrant.e.s, repré­sen­tants de la mairie d’Aubervilliers et du dépar­te­ment de Seine-Saint-Denis, simples citoyens venus en voisins et univer­si­taires, dont je fais partie. Nous sommes réunis quelques heures pour parler de « la place des diasporas dans les enjeux mondiaux » et faire des propo­si­tions pour le « Pacte mondial pour des migra­tions sûres, ordon­nées et régu­lières » de l’Onu qui sera ratifié lors de la confé­rence inter­gou­ver­ne­men­tale sur les migra­tions inter­na­tio­nales à Marra­kech les 10 et 11 décembre. Déjà approuvé le 11 juillet par l’As­sem­blée géné­rale des Nations unies, ce texte fait une ving­taine de propo­si­tions afin de protéger les popu­la­tions vulné­ra­bi­li­sées du fait de leur mobi­lité et donne des pistes d’amélioration des gouver­nances en matière de migra­tions : renfor­ce­ment des droits humains, moda­lités d’accueil des nouveaux arri­vants, accen­tua­tion de la contri­bu­tion des migrants dans le déve­lop­pe­ment, etc.

D’autres Thés Palabres se tiennent depuis quelques mois en France : en Centre Val-de-Loire, en Normandie, dans les Hauts-de-France et le Grand Est. L’idée est de décons­truire les idées reçues en matière de migra­tion par la mise en lumière des initia­tives d’associations locales en lien avec les dix-sept Objec­tifs de Déve­lop­pe­ment Durables (ODD) promus par l’Onu, dont l’éradication de la pauvreté (objectif n°1), accès à la santé (n°3), à une éduca­tion de qualité (n°4), à un emploi décent (n°8), la réduc­tion des inéga­lités (n°10).

Portraits réalisés par Willy Vain­queur et qui faisaient partie de l’exposition prêtée à l’occasion du Thé Palabre d’Aubervilliers.

Vue de l’exposition. Crédit photo : Albane THIROUARD pour le GRDR

Le premier thé est bu. Nous sommes bien installés. C’est la deuxième fois que nous orga­ni­sons un Thé Palabres en Seine-Saint-Denis avec des acteurs locaux de l’éducation à la citoyen­neté et de la soli­da­rité inter­na­tio­nale. La rencontre s’intègre à un projet plus large de trois années inti­tulé « ODD et Migra­tions » et piloté par l’association GRDR. Aux murs de la salle muni­ci­pale, il y a de beaux portraits de migrants réalisés par le photo­graphe Willy Vain­queur et une expo­si­tion sur l’histoire des migra­tions 2. L’un des anima­teurs 3 lance la discus­sion sur la place des citoyens face à ces déci­sions poli­tiques prises sans écoute ni des experts ni des gens concernés, mais à partir d’idées reçues loin des réalités du terrain. En matière de migra­tions, les Albertivillarien.ne.s peuvent être considéré.e.s comme des expert.e.s avec 108 natio­na­lités qui se côtoient au quoti­dien. Par le récit ‘situé’, le cher­cheur se saisit de réalités complexes et souvent mouvantes du terrain. Montrer des phéno­mènes à une petite échelle (dite ‘micro’) permet de comprendre des mani­fes­ta­tions plus larges.

Les chaises placées au centre du Thé Palabres sont réser­vées aux orateurs et oratrices, mais chaque participant.e est libre de s’y installer pour rebondir et alimenter la discus­sion par sa propre expé­rience. C’est le prin­cipe de l’arbre à palabres, lieu socia­lisé et symbo­lique de discus­sion et réso­lu­tion des problèmes de la vie d’une communauté.

La parole est donnée à Mohamed Elayoubi de l’association de Maro­cains Atta­cha­rouk. Il raconte son long parcours de mili­tance et le soutien aux habitant·e·s du petit village isolé de Kasbat Ait Herbil dans la province de Tata, en y déve­lop­pant un tourisme écolo­gique et durable, conforme aux usages ances­traux. Ibrahim Diaba­khaté de l’asso­cia­tion L’EDD, présente l’action de la jeune géné­ra­tion mauri­ta­nienne « d’ici » (Seine-Saint-Denis) qui soutient celles restées « là-bas » avec notam­ment un système de soins gratuits pour les plus démunis dans une loca­lité de Mauri­tanie (« comme la CMU », nous dit-il), financé par les adhérant·e·s à l’association basée en France.


Des petits groupes se concertent pour rédiger des propo­si­tions à inscrire sur le Pacte Mondial des Migra­tions. Crédit photo : Albane THIROUARD pour le GRDR

Le cercle formé par tous les parti­ci­pants autour de l’orateur alterne avec la créa­tion de petits groupes de dimen­sions variables qui favo­risent la discus­sion. Les échanges tournent, par exemple, autour des idées reçues qu’il faut décons­truire ou des mobi­lités terri­to­riales constantes et sans cesse renou­ve­lées sur la commune : Belges travaillant au maraî­chage au 18ème siècle, Italiens ouvriers de la révo­lu­tion indus­trielle à la fin du 19ème siècle, Chinois large­ment repré­sentés actuel­le­ment, etc.

La dernière inter­ve­nante attendue pour parler des moda­lités du Pacte Mondial s’est égarée dans les trans­ports. L’incertitude sur son arrivée pimente le dernier thé pour­tant très sucré et laisse place à d’autres partages d’expériences. Puis arrive le moment de la rédac­tion des propo­si­tions. Tous les groupes soulignent l’importance d’une » mobi­li­sa­tion pour un accueil digne » et demandent la liberté incon­di­tion­nelle de circu­la­tion pour tou.te.s et le droit des citoyens à aider les migrant.e.s en diffi­culté. Certains proposent la recon­nais­sance du statut juri­dique de réfugié clima­tique par la Conven­tion de Genève. Les enjeux clima­tiques sont très présents dans les propo­si­tions du Thé Palabres d’Aubervilliers. Changer la percep­tion des migra­tions pour qu’elles soient vues comme un enri­chis­se­ment est aussi une prio­rité du groupe. Certaines propo­si­tions ne sont pas dans le Pacte Mondial que l’Onu ratifie deux mois après notre rencontre : l’idée d’un « cosmo­po­li­tisme ordi­naire » qui souligne l’importance de « s’enrichir à la fréquen­ta­tion de l’autre ».

Les parti­ci­pants du Thé Palabre ne sont pas les seuls membres de la société civile à criti­quer le Pacte qui apporte, selon eux, une protec­tion a minima des personnes en migra­tion (voir la vidéo d’Antoine Pécoud sur l’impact réel du Pacte). Ils affirment ainsi que les propo­si­tions devraient lier poli­tiques de coopé­ra­tion inter­na­tio­nale et bonne gouver­nance. Le pacte onusien n’est pas contrai­gnant et souligne la souve­rai­neté des états en matière de poli­tique migra­toire, ce qui n’a pas empêché plusieurs pays de refuser de le signer, dont les États-Unis et certains membres de l’Union Européenne.

L’assemblée présente est dubi­ta­tive dans ce contexte, sur les avan­cées réelles d’une telle signa­ture dans le quoti­dien des personnes, même si certain·e·s insistent (comme l’intervenante enfin arrivée) sur l’importance à ce que ces ques­tions soient rati­fiées par des orga­ni­sa­tions intergouvernementales.

Il n’y a plus de thé ni de petits gâteaux dans la salle muni­ci­pale d’Aubervilliers. Le Thé Palabres touche à sa fin. Les parti­ci­pants ont rencontré d’autres acteurs de terrain et repartent avec de nouvelles connais­sances sur la socio­logie et l’histoire des migra­tions dans le dépar­te­ment 4. Les propo­si­tions sont rédi­gées et affi­chées dans la salle. Le projet est de les faire circuler au Festival des Soli­da­rités pour être complé­tées par d’autres citoyen.ne.s avant d’être envoyées à Marra­kech sous le nom de « Décla­ra­tion d’Aubervilliers ». Le groupe de pilo­tage hésite : faut-il laisser le texte « brut » ou au contraire l’habiller et le lisser dans le voca­bu­laire conven­tionnel des discours onusiens ? Faut-il l’écouter ? Qui signera cette décla­ra­tion, les orga­ni­sa­tions ou chaque citoyen·n·e présent·e ?

Il m’a semblé fonda­mental de respecter la parole de celles et ceux à qui nous l’avions donnée, sans la tron­quer ni la déformer. La ré-écri­ture implique souvent un jeu de domi­na­tions entre ceux et celles d’entre nous qui ‘sauraient’ et les autres. Accom­pa­gner les personnes vers la prise de parole, ce n’est pas les effacer derrière des orga­ni­sa­tions –aussi bien­veillantes soient-elles, mais leur donner la possi­bi­lité d’inscrire avec leurs propres mots leur manière d’envisager le monde et les solu­tions qui leur paraissent justes afin de contri­buer à une amélio­ra­tion des déci­sions au plus haut niveau.

Nous espé­rions porter des propo­si­tions citoyennes à Marra­kech, mais les délais serrés entre les diffé­rentes phases ne nous auront pas permis de trouver une voie médiane à temps. Il y a encore du chemin à faire pour que « se mobi­liser pour un accueil digne » ou « s’enrichir à la fréquen­ta­tion de l’autre » s’inscrivent dans les poli­tiques gouver­ne­men­tales et dans nos pratiques quoti­diennes. Mais à Auber­vil­liers, comme ailleurs, la place de la société civile dans la prise de déci­sions conti­nuera à être débattue avec des citoyens, des mili­tants et des chercheur·e·s. dans le cadre de pratiques actives et de l’éducation popu­laire, tel que le Thé Palabres.

Notes

1 IDD est un réseau créé en 1999 par des asso­cia­tions issues des diasporas maro­caines en France. Initia­le­ment conçu pour coor­donner des actions de déve­lop­pe­ment soli­daire au Maroc, le réseau s’est engagé dès 2012 dans la mise en place de la dyna­mique de forums (forum Social Mondial de Tunis, Forum Social Maghreb-Marra­kech, et les 3 éditions du Forum Social Magh­rébin des Migra­tions). Mirjana Pava­sovic (Obser­va­toire de la société locale d’Aubervilliers) a égale­ment contribué à l’organisation de cette journée.

2 Expo­si­tion de ”Via le Monde’ du dépar­te­ment de Seine-Saint-Denis, parte­naire de l’événement.

3 L’équipe de pilo­tage de compo­sait de : Maël Galisson (GRDR Migra­tion-Citoyen­neté-Déve­lop­pe­ment), Ali Habchi (IDD), Ralf Hofmann (Mairie d’Aubervilliers), Delphine Leroy (Univer­sité Paris 8, ICM), Marie Leseney (GRDR Migra­tion-Citoyen­neté-Déve­lop­pe­ment) ; Carlos Semedo (Mairie d’Aubervilliers), Siloé Vincent (Via le Monde) et d’une repré­sen­ta­tion tour­nante de l’association L’EDD.

4 Pierre-Jacques Derainne « Les étran­gers et les Italiens en Seine-Saint-Denis », Hommes & migra­tions. URL : http://​jour​nals​.opene​di​tion​.org/​h​o​m​m​e​s​m​i​g​r​a​t​i​o​n​s/4070

Auteur

Delphine Leroy est maîtresse de confé­rences à l’Université de Paris. Elle a publié Des romans ?-Non : leurs vies ! Écri­tures et Auteu­ri­sa­tions de femmes migrantes hispa­no­phones, 2017, éditions Connais­sances et Savoirs, collec­tion actes graphiques, Saint-Denis. Préface de Cathe­rine Quiminal.

Pour citer cet article

Delphine Leroy, « Face au Pacte mondial de l’Onu : mobi­li­sa­tions et utopies citoyennes », Dossier « Orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et mobi­lités », De facto [En ligne], 2 | décembre 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2018/12/07/defacto‑2–001/

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